"J'ai 39 ans, je suis un médecin généraliste installé en libéral depuis 2015. Je travaille dans ce local, dans lequel j'ai fait beaucoup de travaux depuis mai 2018. Le métier de médecin généraliste, je l'ai choisi par vocation. Pour l'amour de la médecine mais aussi pour rendre service à autrui. J'ai une patientèle diversifiée, de toutes origines, de tous âges et de toutes pathologies. Mais cela risque de changer car certains patients me disent désormais qu'ils ont peur de venir au cabinet. "Bagarre, précarité, dépression, c'est de la médecine" Depuis plusieurs mois, je reçois énormément de patients toxicomanes au cabinet. Ils se présentent d'abord comme des anges puis deviennent extrêmement agressifs. Mais j'ai choisi d'exercer la médecine comme un art donc je ne refuse pas les patients. Si l'un d'eux me tabasse puis revient me voir dans le cadre de l'urgence, je le soignerai. Il faudrait peut-être que je change de mentalité mais je suis comme ça. D'autant que les patients toxicomanes viennent pour leur drogue mais aussi pour des soins. Bagarres, précarité, dépression, c'est de la médecine. Je dirais même qu'il s'agit de médecine de guerre. N'ayant trouvé aucune solution pour arrêter l'afflux de patients toxicomanes, j'ai inventé une histoire selon laquelle, en accord avec l'assurance maladie et le procureur, je ne suis autorisé à délivrer des ordonnances sécurisées que les deux premiers jours de chaque mois. Tout cela pour lutter contre le trafic d'ordonnances. Les patients toxicomanes sont compliqués à gérer. Pour avoir une ordonnance, ils sont prêts à tout. Ils supplient, ils jurent, ils s'automutilent devant moi ou menacent de tuer les patients dans la salle d'attente. Il arrive que des patients en massacrent d'autres dans la salle d'attente pour m'impressionner. Il y a aussi souvent des règlements de compte entre eux. Même quand je ferme la porte du cabinet, certains la défoncent. Le 2 décembre dernier, j'arrive au cabinet dans la matinée. C'est un dimanche, le centre médical est fermé. Moi je consulte ce jour-là. Je me suis garé, j'ai levé le rideau électrique. Il y avait déjà 7/8 personnes qui attendaient. Je ne fais pas de consultations sur rendez-vous car c'est ingérable avec ma patientèle. 99% de mes patients ont la CMU ou l'AME. Pour les autres, je pratique le tiers payant. C'est une sécurité pour moi, ça me permet de ne pas être braqué.
Je fais donc entrer le premier patient. Lorsque je sors de cette consultation, au moins 20 patients sont arrivés. Ils essayent de rentrer dans mon bureau. Deux, trois de mes patients essayent d'imposer un certain ordre, mais il n'y a pas de place. Ils se poussent tous. C'est le bazar, mais ça n'est pas encore un motif pour appeler la police. Soudain, entre la porte de mon bureau et la salle d'attente explose une grenade lacrymogène. Les patients présents sont littéralement peints en jaune. Le plafond aussi. Je ressens une peur intense, mais je garde mon sang-froid. Face à un tel événement, je dis que je vais éteindre mon ordinateur et arrêter. A ce moment-là, on me saisit et on me tord le bras. La foule m'oblige à travailler. Entre la fin de matinée et le début de la soirée, je suis séquestré et donc forcé à travailler. Il n'y a plus de violence physique, mais elle est psychologique. A la nuit tombée, une deuxième bande arrive. Je me retrouve soudain avec une kalachnikov braquée sur la tête. Une mitrailleuse me fait face. D'autres personnes ont des armes plus légères que j'aperçois à travers leurs vêtements. Je suis pétrifié de peur mais je parviens encore à garder mon sang-froid. Je sais que si je tremble, ils n'hésiteront pas à m'agresser. Je fais une prière dans ma tête, mais je ne sens plus mon corps. Je suis dans une autre dimension. Je perds la notion du temps. Je suis assigné à faire des ordonnances, encore et encore. Ils en veulent pour leurs amis, pour tout le monde. Je ne bois ni ne mange de la journée. J'obtiens difficilement l'autorisation de sortir du bureau une seule fois pour aller aux toilettes. Pendant des heures, je rédige des ordonnances, tout en essayant de garder ma concentration pour ne pas me tromper, de peur que cela se retourne contre moi. Une patrouille de police est passée entre 1h et 2h du matin. En un éclair, les 70 personnes qui sont dans le cabinet ont disparu. Elles avaient dû être alertées par des guetteurs. Il ne reste plus qu'une trentaine de personnes dont certains patients handicapés qui attendent leur consultation depuis des heures. La police fouille tout le monde, certains patients m'ont dit après le départ de la police avoir avalé leurs ordonnances. Beaucoup sont en situation irrégulière, ils risquaient une garde à vue, voire l'expulsion.
Après le départ des policiers, j'ai continué à voir les patients présents dans la salle d'attente jusqu'à environ 4h du matin. Quand je suis rentré chez moi, je me suis endormi jusqu'au lendemain soir. Je n'ai pas repris les consultations au cabinet. La police me l'a déconseillé. Ils doivent revenir pour faire des prélèvements et des photos. J'ai vu quelques patients en consultation à mon domicile. Les mères de famille par exemple. Je ne sais pas encore comment envisager l'avenir. Je représente un danger pour le centre médical. Je pense que je vais devoir changer d'adresse. Les patients ont peur. Sinon il faudrait que j'emploie des vigiles, mais pas n'importe lesquels. Il faudrait des gens de la mafia. Je suis encore très fatigué. Mon corps ne suit plus. Je fais sûrement une dépression réactionnelle. Si je réussis à refaire de la médecine, cela veut dire que j'aurais gagné. Plus je reste en arrêt maladie, plus ils gagnent."
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