"Quelle compensation recevrai-je pour cette humiliation ?" : accusée à tort d'avoir prescrit trop d'arrêts, une généraliste témoigne
La lettre est arrivée le 17 juin dernier, "trois semaines avant mon départ en vacances", relate la Dre Anne O'Nyme*. Pour cette généraliste installée en Mayenne depuis 2005, la missive est un coup de tonnerre : elle qui a "la réputation d'être pingre en arrêts de travail" se voit d'un coup "mise en accusation", "classée d'emblée dans la catégorie des hyper-prescripteurs à sanctionner". "J'avais eu un peu avant ma déléguée d'Assurance maladie au téléphone pour me prévenir, elle ne comprenait pas que mon profil soit sorti…", se souvient-elle. "Dans mon relevé, je suis à 9% de prescription d'arrêts là où les autres sont à 16%", indique-t-elle.
"Ça remet en question votre intégrité"
"Sur le coup, je me suis dit 'allez encore une emmerde de plus… on n'est plus à ça près'", lance-t-elle. Passée la "surprise", viennent les doutes. "Ça remet en question votre intégrité, et aussi vos choix : est-ce que j'ai bien fait de prescrire cet arrêt ou pas… Puis à chaque fois que quelqu'un vient me demander un arrêt après ça, je me suis dis que j'allais encore m'enfoncer…"
"En urgence", n'ayant qu'un mois pour livrer ses "observations" et fournir des explications dans le cadre d'une phase contradictoire, la généraliste "se bat" avec son logiciel-métier pour lister l'ensemble des prescriptions d'arrêts de travail qu'elle a faites sur la période incriminée, prenant sur son temps de repos. Patient par patient, la praticienne doit justifier médicalement chaque prescription, s'attardant sur la "vingtaine" d'arrêts longs, particulièrement consommateurs d'IJ. Un travail chronophage qui implique de se remémorer chaque situation, de scanner les "documents de spécialistes" appuyant ses prescriptions, et de les anonymiser pour garantir le secret médical. Anne relève ainsi le cas d'une patiente reconnue en maladie professionnelle et en conflit avec son employeur, qui avait dû attendre 5 mois -en arrêt de travail- avant de voir le médecin du travail qui lui permettrait d'enfin reprendre le travail… pour pouvoir démissionner. "Et ça, ça nous tombe dessus", lâche la généraliste.
Consciente d'avoir prescrit "un peu plus" d'arrêts que d'habitude du fait d'un nombre plus important de "grosses pathologies", Anne est plutôt sereine, persuadée d'être dans le droit chemin. Mais à son retour de congés, en plein cœur de l'été, elle trouve un courrier lui annonçant sa mise sous objectifs (MSO). "Là, je ne m'y attendais pas", lâche-t-elle. Elle opte finalement pour la mise sous accord préalable (MSAP), bien décidée à laisser le médecin-conseil s'"interfacer" entre elle et ses patients.
Le temps passe et sa convocation devant la commission des pénalités financières (qui doit obligatoirement rendre un avis avant la MSAP) approchant, Anne se replonge dans ses prescriptions, tâchant de comparer ses propres statistiques à celles détaillées, enfin fournies par l'Assurance maladie. "Jusqu'ici je n'avais que des pourcentages", explique-t-elle.
De septembre 2002 à février 2023, il lui est ainsi reproché d'avoir prescrit pas moins de 7 534 jours d'arrêt de travail indemnisés** à 44 patients, sur un total de 1 440 patients dont 670 sont en activité. Soit 11,2 jours d'arrêts prescrits par patient actif, un nombre "2,4 fois supérieur" à la moyenne des 682 "prescripteurs comparables de la région", pointe le "profil personnalisé" fourni par la caisse et dont Egora a eu copie.
La méthode de standardisation en cause
La généraliste tombe des nues : elle-même n'a compté qu'environ 2 500 jours d'arrêts de travail. Moins de la moitié du volume qui lui est imputé. Interpelée par cette énorme différence, la généraliste demande des éclaircissements à sa CPAM. Reprenant les données, la caisse tombe quant à elle sur 3 100 jours d'arrêts, l'écart avec les statistiques de la praticienne s'expliquant sans doute par les arrêts transmis par papier ou non reportés dans le logiciel-métier, suppose Anne. Reste à savoir comment l'Assurance maladie est arrivée au nombre de 7 534…
La généraliste trouve finalement l'explication dans les petites lignes de la "note méthodologique" jointe au résumé statistique. "Afin de neutraliser l'effet des éventuelles différences de structure de patientèle entre les médecins, le nombre d'IJ prescrites et indemnisées par le médecin a été redressé", est-il précisé. La patientèle est standardisée : il s'agit de "calculer le nombre de jours d'IJ attendus pour les patientèles actives étudiées si elles avaient toutes la même composition" selon les trois critères retenus que sont l'âge, le sexe et la part de patients ALD hors cancer. Avec l'aide de sa CPAM, Anne découvre avec stupeur que sa patientèle étant à "87% féminine" du fait d'une pratique orientée gynécologie, le nombre de jours d'arrêts réellement prescrits a été "redressé" pour correspondre "à ce que j'aurais prescrit si j'avais autant d'hommes que de femmes dans ma patientèle". "Et hop, me voilà qui passe de 3 100 IJ à plus du double en un petit tour de magie statistique", déplore-t-elle.
L'erreur ne faisant plus de doute, la procédure MSAP est arrêtée séance tenante. "Je suis arrivée au cabinet en chantant 'libérée, délivrée'", se souvient la MG. La directrice de la CPAM l'appelle alors pour s'excuser face à cette bourde statistique trop longtemps restée inaperçue. "On a tous regardé les pourcentages… C'est ça le problème avec ces statistiques, pointe Anne. C'est comme la Rosp : on vous dit que l'objectif est atteint à 50% alors que ça ne concerne que deux patients, dont un qui est parti entre temps."
"Quelle compensation recevrai-je pour le temps perdu?"
Si elle en veut à la personne qui "a rentré 3 100 dans l'algorithme et qui a ressorti 7 534" sans tiquer sur l'énormité de la standardisation, Anne tient à saluer l'aide apportée par sa CPAM, particulièrement "à l'écoute", pour démêler le vrai du faux. "Ça m'a pourri plus de trois mois de ma vie", regrette-t-elle néanmoins, estimant avoir passé "une vingtaine d'heures" à ausculter ses prescriptions pour préparer sa "défense". "Quelle compensation recevrai-je pour ce temps perdu ?", interpelle-t-elle dans un courrier adressé à la directrice de la CPAM le 24 novembre dernier, date à laquelle elle aurait dû passer en commission des pénalités financières. "Quelle compensation recevrai-je pour tout le stress que cela a engendré (comme si nous n'en subissions pas assez…), pour les quelques nuits raccourcies, pour toutes les sautes d'humeur et les interrogations que mon mari a dû supporter ? Quelle compensation recevrai-je pour l'humiliation d'être mise en examen et de voir ma conscience professionnelle ainsi remise en cause ?", lance-t-elle encore dans cette lettre qui, espère Anne, sera transmise à la Cnam [voir la réponse de la caisse nationale en encadré]. "Pour une entreprise commerciale, on pourrait demander des compensations, mais l'administration, zéro, il n'y a pas de compensation", déplore-t-elle auprès d'Egora.
Aujourd'hui, Anne est déterminée à dénoncer haut et fort ce "délire" statistique qui risque de piéger d'autres confrères. "Moi, j'ai eu de la chance que les chiffres soient à ce point fantaisistes, considère-t-elle. Avec leur redressage, ils m'auraient rajouté juste 500 ou 600 patients, j'aurais marché dans le truc." Et d'ajouter : "J'aurais quand même refusé la MSO pour laisser le médecin-conseil s'interfacer… C'est la réponse du berger à la bergère!"
*Nom d'emprunt
**Les jours non indemnisés du fait du délai de carence sont retranchés. Les IJ Covid déclarés sur ameli et via le contact tracing ont été exclus également.
Sollicitée par Egora, la Caisse nationale d'Assurance maladie revient en détail sur la méthodologie employée "depuis une dizaine d'années" pour identifier les médecins surprescripteurs d'arrêts de travail par rapport à leurs confrères ayant "une activité comparable". "Chaque médecin est comparé aux médecins qui exercent dans des communes de sa région, présentant le même niveau de fragilité socio-économique. Les groupes de communes comparables sont établis au sein de chaque région en fonction d’un indice de défavorisation, créé à partir de données de l’Insee. Cet indice prend en compte quatre éléments afin d'apprécier le contexte socio-économique de chaque commune : le revenu fiscal médian par unité de consommation, la part des diplômés de niveau baccalauréat (minimum) dans la population de 15 ans ou plus non scolarisée, la part des ouvriers dans la population active de 15 à 64 ans et la part des chômeurs dans la population active de 15 à 64 ans."
Afin de pouvoir établir des "comparaisons fiables", la méthode de standardisation est ensuite appliquée pour "neutraliser l'effet des éventuelles différences de structure de patientèle en âge de travailler entre les médecins", nous explique-t-on. Comme mentionné ci-dessus, "le nombre de jours d'arrêts de travail (prescrits et indemnisés) est redressé en fonction du sexe, de l'âge et de la part de la patientèle ALD au sein de la patientèle active du médecin." Enfin, c'est le nombre de jours d'arrêts par patient actif qui est pris en compte, afin de ne "pas pénaliser" les praticiens ayant une patientèle importante.
400 médecins aujourd'hui sous MSO
Pour Anne, qui a une "activité très spécifique" de suivi gynécologique et une patientèle "atypique" car exclusivement féminine, la standardisation a aboutit "à des résultats atypiques et peu représentatifs", reconnaît la Cnam. La caisse évoque un "cas très exceptionnel" qui ne s'est produit que pour "quelques autres médecins". Ces derniers "ont été identifiés suffisamment en amont pour stopper la procédure MSO avant qu’elle ne débute, c’est-à-dire avant la prise de contact par l’Assurance maladie", assure la Cnam. Dans le cas de la généraliste mayennaise, la procédure s'est poursuivie jusqu'à la phase contradictoire de la MSAP, durant laquelle il a été reconnu que la praticienne n'était pas concernée par une surprescription d’arrêts de travail.
La caisse nationale précise qu'à ce stade, sur les 1000 médecins concernés cette année par la campagne MSO-MSAP, la procédure a été abandonnée dès la première phase contradictoire pour un quart d'entre eux ; 400 médecins sont aujourd'hui sous MSO et 300 sont au stade de la phase contradictoire de la MSAP.
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