Propagande pro-vie au cabinet : où s'arrête la liberté du praticien ?

21/05/2019 Par Yvan Pandelé
Déontologie
À l'initiative des Associations familiales catholiques, le site catholique ExSpecto propose gratuitement aux médecins et soignants des affiches pour "insuffler la vie" dans leur salle d'attente. Mais ces décorations d'inspiration pro-vie, aussi innocentes soient-elles dans la forme, ont-elles bien leur place dans un cabinet médical? Le débat est lancé.

  Ce sont de jolies illustrations, esthétisantes : un ventre de femme enceinte, un portrait de nourrisson souriant, le dessin d'un cœur en gestation… Toutes sont proposées aux médecins et autres soignants, afin d'égayer leur salle d'attente et y "insuffler la vie". Le nom du projet ? Exspecto. "J'attends, je contemple, j'espère", en latin. Les affiches sont proposées gratuitement, en échange d'un don possible aux Associations familiales catholiques (AFC), à l'origine du projet. On est bien sûr très loin des manifestants anti-IVG qui brandissent des photos de fœtus sanglants à l'entrée des cliniques abortives, comme dans certains états américains. Mais l'inspiration pro-vie du projet n'est pas sans poser question. Une salle d'attente ne se doit-elle pas d'être un lieu neutre ? Y a-t-il une place pour les convictions religieuses du praticien et si oui, n'y a-t-il pas un risque d'interférence avec son devoir d'information médicale ?

Autant de questions qu'Egora aurait aimé poser aux concepteurs du projet Mais après avoir accepté le principe d'un entretien téléphonique, Pauline Assier, responsable d'Exspecto pour les AFC, a préféré se raviser, nous renvoyant vers le site internet du projet avant de cesser de répondre. Vecteur de culpabilisation ou de discussion ? "On n'est pas dans la décoration : ce sont des affiches pro-vie, des affiches de propagande", estime pour sa part le Dr Sophie Gaudu, responsable de l'unité de planification familiale et d'IVG du Kremlin-Bicêtre (AP-HP). Cette gynécologue spécialisée dans l'orthogénie craint que cette imagerie n'ait pour effet de culpabiliser les patientes. "Que l'IVG ne soit pas banale pour la femme et que ça soit un peu une épreuve, c'est souvent vrai", concède-t-elle. "Par contre, si le chemin pour obtenir ce soin est entaché de regards culpabilisateur et d'affiches de ce genre, là ça peut devenir traumatique." Le Dr Bertrand Galichon, président du Centre catholique des médecins français (CCMF), y voit à l'inverse une initiative bienvenue. "Il faut qu’il y ait des discours alternatifs aux discours ambiants", développe cet urgentiste à Lariboisière (AP-HP), notamment engagé en faveur de la défense de la clause de conscience. "Je suis intimement convaincu qu'il y a des situations où on ne peut pas faire faire autrement, mais l'IVG reste un drame qu'il ne faut pas banaliser, pour que la femme se retrouve encore plus seule", indique-t-il. "Et cette affiche, par exemple, permet d'ouvrir le dialogue."

Quid des représentants de patients et de professionnels ? France Assos Santé, qui se revendique comme "l'organisation de référence" des patients et usagers du système de santé, n'a pas souhaité faire suite à nos demandes. Quant au Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF), il estime qu'il n'y a simplement pas matière à discussion. "Chacun est libre de son opinion, même si elle ne me convient pas", s'est borné à commenter son président, Israël Nisand. Sujet sensible. Pas de propagande en salle d'attente Que pense l'Ordre des médecins d'une telle initiative ? Sollicité pour un entretien téléphonique, le Dr Jean-Marie Faroudja, qui en préside la section Éthique et déontologie, a préféré nous adresser une réponse écrite, mûrement réfléchie. La voici, dans son intégralité. "L'Ordre des médecins rappelle que le cabinet du médecin est un lieu d’accueil des patients et de leurs proches qui se doit d’être neutre, et que le médecin, respectant les convictions de chacun, sans discrimination aucune, ne peut faire de prosélytisme pour quelque cause que ce soit ; de même, la salle d’attente ne peut être le lieu de propagande ou de publicité."

"C'est un argument recevable ", admet Betrand Galichon. "Mais le cabinet d'un médecin n'est pas un lieu public, même s'il reçoit du public", fait-il valoir. "On est dans une société de plus en plus en faveur de l’autonomie de la personne, et tout ce qui peut contraindre ou interroger cette autonomie est a priori considéré comme réactionnaire", poursuit-il, peu convaincu par cet argument "légaliste". Pour Sophie Gaudu, l'affaire est entendue : "l'avortement est neutre" et "une salle d'attente se doit d'être neutre". Chacun se fera son opinion. D'après le site chrétien Aletheia, le projet Exspecto avait déjà reçu une centaine de commandes deux semaines après son lancement, au début du mois avril.  

L'avortement : un recours stabilisé mais un sujet toujours débattu On estime qu'une femme sur trois a recours à l'avortement au moins une fois dans sa vie. Rapporté à la population, le nombre d'avortements en France est à peu près stable depuis les années 90, autour d'une IVG pour quatre naissances (environ 220 000 par an). Pourtant, l'avortement s'est imposé de nouveau comme une question polémique ces dernières années. Il y a peu, ce sont des élues de gauche (PS et FI) qui ont rallumé la mèche, en proposant de supprimer la clause de conscience spécifique à l'IVG. Une "fausse bonne idée", a tranché Agnès Buzyn, dont les positions en la matière s'alignent sur celles de l'Ordre des médecins, qui a toujours défendu la liberté de conscience du praticien en même temps qu'une obligation d'orientation de la patiente en demande.
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