Les revirements de jurisprudences ont leur pendant en clinique : le revirement médical ("medical reversal"). Théorisé par le Dr Vinay Prasad, le revirement médical désigne ce moment où des années, voire des décennies, de pratique se trouvent soudain invalidées à la faveur d'un essai clinique randomisé de qualité. Les sociétés savantes se voient alors contraintes de plancher à nouveau sur leurs recommandations, et les cliniciens d’expliquer à leurs patients, bon an mal an, que le traitement d'hier est devenu inutile ou même dangereux. Dans une étude publiée cet été dans la revue eLife, Vinay Prasad et ses collègues des universités d’Oregon, de Chicago et du Maryland, se sont employés à documenter de tels revirements médicaux. Un travail de titan, qui a consisté à passer au crible 3000 essais parus dans un trio de revues médicales prestigieuses (NEJM, Lancet, Jama) et nécessité 7000 heures de travail. Une façon, pour ce pourfendeur infatigable des mauvaises pratiques en recherche clinique, de défendre son point de vue : il ne faut jamais hésiter à renoncer à une pratique inefficiente. Primum non nocere. En voici un florilège.
- Rupture prématurée des membranes avant terme : mieux vaut attendre
Pendant longtemps, les gynécologues-obstétriciens ont recommandé de déclencher l’accouchement en cas de rupture prématurée des membranes (RPM) avant terme à un stade avancé de la grossesse (34 semaines d’aménorrhée ou plus). La crainte d’une infection intra-utérine, en particulier si le nouveau-né était prématuré, commandait de hâter la délivrance. Le manuel Merck le conseille encore aujourd’hui. Mais en 2016, l’essai australien PPROMT a montré que l’attitude interventionniste ne permettait de réduire ni le risque septique, ni la morbimortalité néonatale, tandis que les nouveau-nés issus du groupe sous simple surveillance avaient (logiquement) moins de problèmes respiratoires. Revirement médical : sauf complication, il est aujourd’hui recommandé d’adopter une attitude expectative jusqu’aux 37 semaines règlementaires.
- Les antidépresseurs dans la maladie d’Alzheimer : à oublier ?
Les malades d’Alzheimer souffrant de trouble dépressif majeur ont longtemps fait l’objet d’une prise en charge médicamenteuse proche de celle des autres patients, notamment à base d'inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine (ISRS)...
Mais un essai contrôlé randomisé anglais (HTA-SADD), réalisé auprès de 228 patients Alzheimer, a renversé la tendance en 2011 : il a montré que ni la sertraline (ISRS) ni la mirtazapine (ISRSNA) n'étaient plus efficaces qu'un simple placebo pour réduire les symptômes dépressifs à court ou long terme (6 mois). Une autre étude a confirmé ce résultat pour la sertraline.
Ces données invitent à mettre l'accent sur les interventions psychosociales dans la dépression associée à la maladie d'Alzheimer, et à ne pas se faire d'illusion sur l'efficacité d'une prise en charge médicamenteuse. Elles suggèrent également que les mécanismes de la dépression en jeu chez ces patients se démarquent de ceux à l'œuvre en population générale.
- Chimiothérapie intra-hépatique : une bonne idée, mais pas de plus-value
Dans la prise en charge des métastases du cancer du côlon, l'administration d'une chimiothérapie par voie intra-artérielle hépatique (CIAH) était fréquemment employée. Le rationnel était très convaincant : la vascularisation des métastases hépatiques étant principalement artérielle, cette voie d'administration devait permettre de maximiser l'exposition des cellules tumorales aux agents cytotoxiques, tout en limitant les effets systémiques de la chimiothérapie.
Mais en 2003, un essai randomisé européen a montré que la voie intraveineuse classique et la voie intra-hépatique n'induisaient aucune différence en matière de survie sans progression et de survie globale. Plus complexe et coûteuse, et nécessitant la pose d'un cathéter dans l'artère hépatique, la voie intra-hépatique n'a donc plus de raison d'être employée en routine. Revirement médical.
- Insomnie du sujet âgé : une bonne thérapie vaut mieux qu'un bon somnifère
L'insomnie du sujet âgé appelle-t-elle une prise en charge médicamenteuse ? En 2006, une étude norvégienne s'est penchée pour la première fois sur la question...
en comparant un hypnotique non benzodiazépinique (zopiclone) avec une intervention non médicamenteuse. Cette dernière, de type cognitivo-comportementale (TCC-I), repose sur plusieurs axes : ancrer des comportements mieux adaptés (contrôler les stimuli associés à l'insomnie, réduire le temps au lit, améliorer l'hygiène de sommeil…), corriger les croyances erronées sur le sommeil et apprendre des techniques de relaxation.
De faible taille (46 sujets), l'essai norvégien a néanmoins permis de conclure que la TCC-I améliorait le sommeil à court et à long terme, quand le zopiclone échouait à faire mieux qu'un placébo. Au regard des effets secondaires associés au zopiclone (somnolence, confusion) et à tous les hypnotiques, ce résultat, de niveau de preuve certes modeste, invite à privilégier l'approche interventionnelle dans la prise en charge de l'insomnie du sujet âgé.
- Supplémentation en vitamine A : inutile contre la mortalité infantile
Les carences en vitamine A, responsables de troubles ophtalmiques (xérophtalmie, cécité nocturne) et d'un affaiblisseemnt du système immunitaire, sont un problème de santé publique majeur dans les pays à faible revenu. Sur la base de ces éléments, la supplémentation des mères pendant la période postnatale a ainsi été largement employée en Asie du Sud-est et en Afrique, pour son effet supposément protecteur sur la mortalité infantile.
En 2015, trois grands essais contrôlés randomisés se sont attaqués à la question, au Ghana, en Tanzanie et Inde. Au Ghana, la supplémentation tendait à accroître la mortalité infantile et les cas de fontanelle bombée ; en Inde (Haryana), elle réduisait la mortalité mais augmentait aussi les cas de fontanelle bombée ; en Tanzanie, elle n'avait aucun effet démontrable. Ces résultats ont mis fin à la pratique de la supplémentation en vitamine A en post-partum. La supplémentation est en revanche toujours conseillée chez les enfants entre 6 mois et cinq ans. La liste est encore longue : le Dr Prasad et ses collègues ont identifié 228 revirements médicaux, qui viennent s'ajouter à une précédente étude de la même équipe pour aboutir à quelque 396 pratiques médicales désavouées par la recherche clinique. Tous les domaines de la médecine sont concernés, de la cardiologie à la chirurgie, en passant par la cancérologie et la neurologie. Dans l'ensemble, les auteurs estiment que 13 % de tous les essais cliniques publiés donnent lieu à un revirement médical – et environ un tiers de ceux publiés dans les revues les plus prestigieuses. Point intéressant : la grande majorité (64 %) des revirements médicaux identifiés proviennent...
d'études indépendantes, les essais industriels ne représentant que 9 % du total. "Les revirements mettent en lumière l'importance de financer la recherche clinique de façon indépendante, publique et non entachée de conflits d'intérêts", concluent les auteurs. La démarche des chercheurs est également un plaidoyer en faveur d'une recherche clinique plus exigeante. "Incorporer de nouveaux traitements dans la pratique médicale sans données sur leur efficacité représente en danger", jugent-ils, d'autant que l'abandon des pratiques courantes s'avère souvent "lent et difficile". Ils en appellent à mieux évaluer les traitements avant leur généralisation afin d'éviter "de porter atteinte aux patients comme à la réputation du champ médical".
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