"Le Gouvernement prend la responsabilité de saboter les négos" : les raisons de la colère des médecins spécialistes
Reportée sine die. Alors que la Cnam devait dévoiler ce jeudi matin sa proposition finale, la séance de négociations a été annulée du fait du boycott annoncé de trois des quatre syndicats représentant les spécialistes. Ces derniers protestent contre "l'iniquité" tarifaire dont pâtiraient les cliniques et hôpitaux privés, "outil de travail" des praticiens libéraux. "Il ne sert à rien de négocier quand nombre d'établissements risquent de fermer", résume le Dr Jérôme Marty, président de l'UFML. Egora revient sur les causes d'un mouvement qui s'annonce "dur et fort", avec une "grève totale" des établissements privés à compter du 3 juin.
"Ce mouvement s'est monté en 48 heures, c'est du jamais vu. Ça montre bien la gravité de la situation", insiste le Dr Jérôme Marty, président de l'UFML, lors d'une conférence de presse organisée à la dernière minute ce jeudi matin, à quelques centaines de mètre du siège de la Cnam, Porte de Montreuil (Paris), où devait se tenir la cinquième (et peut-être dernière) séance de négociations plénière avec les médecins libéraux. Face à une campagne tarifaire 2024 instaurant une "iniquité historique" entre hôpitaux publics et établissements privés lucratifs - +4,3% pour les premiers, +0,3% pour les seconds - la Fédération de l'hospitalisation privée, l'union Avenir Spé-Le Bloc, le SML et l'UFML se préparent à engager un bras de fer avec le Gouvernement : à compter du 3 juin, les cliniques et hôpitaux privés entreront en "grève totale", déprogrammant l'ensemble des activités qui ne sont pas vitales, comme la dialyse et la cancérologie.
"On appelle les médecins libéraux exerçant dans ces établissements à arrêter les activités d'intervention, mais aussi les consultations", précise la Dre Sophie Bauer, présidente du SML. "C'est très dur pour nous tous d'organiser un mouvement de ce type, les plages opératoires sont déjà complètes pour le 3 juin, souligne le Dr Philippe Cuq, président du Bloc. Il faut déprogrammer des patients qui attendent déjà depuis un moment… On espère que la gravité de la situation va pousser le Premier ministre et le Président de la République à réagir." Un mouvement soutenu par la CSMF, bien que cette dernière n'ait pas été conviée à la conférence de presse des syndicats rebelles.
"Violence du Gouvernement"
Ayant eu vent du boycott en préparation, la Cnam a pris les devants et annulé à la dernière minute la séance de négociations de ce matin, la reportant sine die. Mais si les propositions de l'Assurance maladie sont encore loin de satisfaire les représentants des médecins libéraux, les syndicats ne veulent pas rompre tout dialogue avec la Cnam. "C'est quelque chose de purement politique. La responsabilité n'en incombe pas à la Cnam, mais aux décisions du Gouvernent, insiste le Dr Patrick Gasser, président d'Avenir Spé. Et c'est au Gouvernement de donner une réponse." Son homologue de l'UFML ne mâche pas ses mots, allant jusqu'à parler de "violence du Gouvernement, qui prend la responsabilité de saboter les négociations conventionnelles". "Il ne sert à rien de négocier des tarifs quand nombre d'établissements risquent de fermer", souligne en effet Jérôme Marty.
La maigre revalorisation des tarifs de l'hospitalisation privée impacte en effet les spécialistes libéraux à plusieurs niveaux, soulignent les syndicats. "On s'en prend à notre outil de travail", résume Patrick Gasser : face à l'inflation et à l'augmentation des charges, "60% des établissements privés sont déjà en difficulté financière", rappelle-t-il. "Ils savent parfaitement qu'ils vont provoquer des fermetures d'établissements de MCO alors que vous avez des départements où la présence du privé est indispensable", renchérit Jérôme Marty. Appartenance à un gros groupe ou pas, les plus petits établissements risquent de déposer le bilan, préviennent les syndicats, mettant à mal l'accès aux soins de proximité dans les territoires, notamment à la chirurgie. "On ne peut pas laisser des pans entiers de la prise en charge disparaitre des territoires et en même temps dire qu'on veut améliorer l'accès aux soins", charge Sophie Bauer.
Ailleurs, ce sont les maternités, souvent déficitaires, qui pourraient faire les frais de cette politique, alerte le Dr Bertrand de Rochambeau, président du Syngof. Bien que les tarifs de l'obstétrique soient revalorisés de +3% dans le privé comme dans le public, cette activité, souvent "déficitaire", pourrait être sacrifiée par certains établissements dans le but de rééquilibrer les comptes. "Dans certains départements, il ne resterait qu'une maternité publique", met-il en garde. "Ne nous faisons aucune illusion, les cliniques seront conduites à choisir les prises en charge médicales économiquement viables, abonde le Dr Franck Devulder, président de la CSMF, dans un communiqué. Ceci est contraire à la déontologie médicale et pénalisera l'ensemble de la population."
Chirurgienne dans une clinique à Melun (Seine-et-Marne), Sophie Bauer, présidente du SML, redoute également que les établissements n'augmentent les redevances que paient les médecins libéraux pour utiliser leurs plateaux techniques. Si l'augmentation des charges des cliniques n'est pas compensée, s'inquiète-t-elle, peut-être vont-elles dégager des économies du côté des "consommables"... ou du personnel soignant. Or, rappelle Patrick Gasser, "aujourd'hui les infirmières dans le privé sont payées entre 20 et 30% de moins que dans le public". "Le travail de nuit d'une infirmière à l'hôpital public ou dans une clinique, c'est le même", pointe Philippe Cuq, alors que la FHF a justifié la différenciation tarifaire notamment par la nécessité de financer les mesures de revalorisation de la permanence des soins à l'hôpital.
"Ça n'améliorera pas l'hôpital de mettre à terre les cliniques privées"
"Ça n'améliorera pas l'hôpital de mettre à terre les cliniques privées", prévient Patrick Gasser. "Si les cliniques fermes, les médecins les plus âgés ne vont pas aller à l'hôpital, souligne Sophie Bauer. Ils vont prendre leur retraite anticipée, ou s'ils sont déjà en retraite active, ils vont tout simplement arrêter d'exercer." Surtout, alerte Jérôme Marty, "l'hôpital public n'est pas en mesure d'absorber l'activité du privé". Face à la "grève totale" annoncée dans le privé, la Fédération hospitalière de France, représentant le secteur public, ne cache d'ailleurs pas son inquiétude. Dans un communiqué, diffusé ce jeudi après-midi, son président, Arnaud Robinet, fustige un "choix irresponsable au regard des besoins de santé immenses de la population, qui plus est avant la période estivale qui implique une mobilisation de tous les acteurs du soin".
Au-delà de cette campagne tarifaire défavorable, les syndicats représentant la médecine spécialisée déplore la maigreur des propositions conventionnelles. Alors que les actes de la CCAM n'ont pas été revalorisés depuis 2005, et que dans l'intervalle les charges des praticiens auraient augmenté de "30 à 40%", la Cnam ne met aujourd'hui que 100 millions d'euros sur la table, et 100 millions en 2026, une fois que les travaux du Haut Conseil de la nomenclature seront achevés. Trop peu, si l'on considère les "13 à 15 milliards d'euros" de dépenses que représentent chaque année les actes CCAM, pointe Patrick Gasser. "Ça fait une revalorisation de 1,8%, calcule-t-il. Ce n'est pas possible si l'on veut garder une médecine de qualité." Quant au taux de charge, il ne serait revalorisé que de 1,2%.
"Hier, j'ai fait trois actes à moins de 100 euros, illustre son confrère Philippe Cuq, chirurgien vasculaire. Le tarif de la biopsie de l'artère temporale, qui sert à diagnostiquer la maladie de Horton, n'a pas bougé depuis 1990. Que je fasse un ou deux côtés, c'est le même tarif : 52 euros. Moi, quand je rentre dans le bloc opératoire, je paie 100 euros. Beaucoup de chirurgiens refusent de pratiquer cet acte à ce tarif-là." Conséquence logique de ces tarifs trop faibles : une augmentation du reste à charge des patients… "La qualité a un prix, insiste Patrick Gasser. Et la sécurité aussi. Nous devons au patient une exigence de sécurité." Sans oublier l'innovation, qu'il juge inaccessible pour la médecine libérale dans ces conditions.
Présente à la conférence de presse, la Dre Patricia Lefébure, présidente de la FMF, s'est dite "en phase" avec les syndicats représentatifs des spécialistes, bien que son syndicat ne se soit pas encore prononcé sur sa participation au mouvement du 3 juin. La généraliste dénonce "la politique incohérente" des pouvoirs publics et redoute un désengagement de l'Assurance maladie envers la médecine de ville, à l'instar des soins dentaires. "A très court terme, les Français auront le choix entre des médecins déconventionnés ou pas de médecins du tout. Nous, ce qu'on propose, c'est un espace de liberté tarifaire pour tous les médecins, que ce soit du secteur 2 ou un droit à dépassement permanent." Une revendication également portée par le SML et la CMSF.
La balle est désormais "dans le camp du Gouvernement", résume Franck Devulder. Regrettant "l'absence des spécialistes aux négociations conventionnelles", le ministre délégué chargé de la Santé, Frédéric Valletoux, a appelé "les acteurs à ne pas laisser les désaccords, quels qu'ils soient, se faire au détriment ni mettre en péril les besoins de santé des Français". "Je souhaite que le dialogue se poursuive et ma porte restera toujours ouverte", poursuit le ministre, qui devait rencontrer cet après-midi les représentants d'Avenir Spé et "très prochainement" ceux de la FHP. Le bras de fer ne fait que commencer.
Et les généralistes, alors ?
Les syndicats représentatifs des généralistes que sont MG France et Les Généralistes-CSMF ont tous deux déploré, dans des communiqués, l'annulation de la séance de négociations prévue ce matin, au cours de laquelle la Cnam devait dévoiler "sa copie définitive". Si du côté de MG France, la Dre Agnès Giannotti assure "comprendre les difficultés" auxquelles les autres spécialistes sont confrontés et regrette "le choix dangereux" du Gouvernement, du côté de l'ex-Unof, la pilule a du mal à passer. Le syndicat présidé par le Dr Luc Duquesnel déplore la prise en "otage" de l'ensemble des spécialités médicales, "qui attendaient beaucoup de cette négociation, et tout particulièrement les spécialités cliniques qui sont dans le bas de l’échelle des revenus des médecins libéraux". "Sans convention médicale, sous règlement arbitral pour encore 3 ans, que va-t-il rester comme choix aux médecins généralistes ? Se déconventionner définitivement, pratiquer la liberté tarifaire sauvage, ou limiter leur exercice à ces pratiques hors nomenclature lucratives qui abandonnent ceux qui sont dans le besoin ?", interpelle la vice-présidente des Généralistes-CSMF, la Dre Nadia Simon, rappelant au passage que la loi permet aux syndicats de médecins généralistes de "signer une convention seulement pour la médecine générale". "Je suis d’un naturel optimiste, mais là, je crains bien que l’on soit entré au niveau de la convention médicale, également dans l’ère du 'chacun pour sa pomme'."
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