Depuis une vingtaine d'années, le monde du travail est confronté à de profondes mutations qui s’accompagnent d’une montée en puissance des troubles musculo-squelettiques. Le Pr Yves Roquelaure*, médecin du travail au CHU d’Angers et directeur de l’équipe Inserm "Epidémiologie en santé du travail et Ergonomie" (Irset-Inserm 1085, Université d’Angers), détaille les divers leviers de prévention qui existent. Egora-Le Panorama du médecin : Quels secteurs sont les plus concernés par les troubles musculo-squelettiques ? Pr Yves Roquelaure. Depuis les années 2000, le nombre de troubles musculo-squelettiques (TMS) chez les travailleurs français n’a cessé d’augmenter à raison de 15 à 20% chaque année, jusqu’à représenter, à eux seuls, 87 % des maladies professionnelles en 2015. Depuis, la tendance est à la stabilisation s’agissant du nombre de maladies professionnelles attribuables aux TMS. Seulement les TMS reconnus en maladie professionnelle ne sont que le sommet émergé de l'iceberg… Et ces troubles musculo-squelettiques ne sont pas seulement présents là où les contraintes physiques sont élevées, comme dans l’industrie ou le bâtiment par exemple. Les douleurs chroniques touchent ainsi de plus en plus de travailleurs dans le secteur tertiaire, notamment en bureautique où l’on constate une forte prévalence de lombalgies chroniques, de cervicalgies et d’atteintes scapulaires chroniques par hypersollicitation statique. La prévalence des TMS est très élevée dans les métiers de l’aide et du soin à la personne où le risque de syndrome du canal carpien est double de celui de la population générale. Ainsi dans certains Ehpad, pratiquement tout le personnel est ou a été touché par des TMS, et de plus en plus par des risques psychosociaux. La situation est extrêmement critique… Ce sont eux les 'Ouvriers Spécialisés' du 21ème siècle ! Dans un contexte de climat social tendu, le personnel soignant présente également un niveau élevé de risque de TMS. Et l’on observe aussi de plus en plus de cas de TMS de l’épaule chez les enseignants. Les troubles musculo-squelettiques demeurent en effet des maladies multifactorielles. Et il semble aujourd’hui que les facteurs psychosociaux et organisationnels au travail tels que les pratiques managériales induisant du stress, un sentiment d’injustice, un manque de reconnaissance ou de sens soient des phénomènes aussi forts que les phénomènes mécaniques, si ce n’est davantage… Les déterminants avec les risques psychosociaux (RPS) demeurent ainsi relativement proches, en termes d’organisation du travail et de pratiques managériales notamment. Aussi la prévention des TMS s’inscrit elle dans un plan "santé travail" global… Quels sont les acteurs "clé" de la prévention primaire ? La prévention primaire visant à réduire les contraintes à la source est très largement entre les mains des dirigeants des entreprises. L’efficacité de la politique de prévention d’une entreprise dépendra ainsi de la capacité de dialogue de ses dirigeants avec les services de santé au travail mais également avec les partenaires sociaux. Ce doit être une préoccupation centrale de l’entreprise. Il s’agit là de favoriser un bon dialogue social et de donner les moyens aux services de santé au travail de jouer pleinement leur rôle de préventeur en déployant ainsi une véritable politique de prévention sur le terrain. Via par exemple la promotion d’une activité physique régulière et l’apprentissage de gestes et techniques d‘échauffement, d’assouplissement et de renforcement musculaire à l’attention des travailleurs. Ces techniques sont génératrices de prévention, surtout dans le secteur tertiaire particulièrement touché par l’hypo-activité : l’administration par exemple, la banque ou l’enseignement. Vous insistez aussi sur l’importance d’une mobilisation des acteurs de l’entreprise sur la durée… On sait que certaines pratiques telles que les interventions ergonomiques, les réflexions sur l’organisation du travail, le fait d’offrir davantage de marge de manœuvre aux salariés…, permettent de prévenir ou tout du moins réduire de manière significative les TMS. Le problème, c’est qu’on se heurte aux aléas de la vie d’une entreprise. La compétitivité comme les restructurations d’entreprises sont autant d’obstacles à la prévention à moyen et long terme. Pour qu’une politique de prévention des TMS fonctionne, il faut en effet compter deux à trois ans. Les entreprises qui réussissent sont celles qui font de la prévention depuis plusieurs années et qui se remettent en question à chaque changement de machine, de système informatique, de client ou d’outil afin d’évaluer leur possible impact sur la santé des travailleurs. Qu’en est-il des acteurs de la prévention secondaire et tertiaire ? La prévention secondaire et tertiaire se doit de reposer sur une coopération interprofessionnelle entre le médecin généraliste, le médecin du travail ou le médecin conseil, tout d’abord s’agissant du dépistage et de la prise en charge précoces des TMS. On sait également que cette coopération participe à la prévention de la désinsertion professionnelle chez les salariés en situation d’incapacité prolongée au travail. L'âge demeure également un facteur de risque de TMS. Quels sont les leviers d’action à la portée des entreprises ? Dans les entreprises qui savent gérer les TMS et le vieillissement, on sait donner plus d’autonomie aux travailleurs seniors en leur permettant ainsi de mieux mettre en œuvre leur savoir-faire et de le transmettre. Ce gain en compétence avec l’âge demeure un levier d’action efficace pour prévenir les TMS chez les travailleurs seniors. Certains travailleurs restent toutefois à la marge des systèmes de prévention… C’est en effet le cas des auto-entrepreneurs, des intérimaires et de ceux qui travaillent à temps très partiel. Faute de système de prévention, ils se tournent vers les hôpitaux qui doivent cependant rester des acteurs de recours. Je pense que nous avons ici affaire à une bombe à retardement… Il demeure urgent de réfléchir au déploiement d’un système de santé adapté à ces travailleurs afin qu’ils puissent être suivis sur le long cours. *Le Pr Yves Roquelaure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données présentées dans cet article.
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