Infirmier, je suis devenu médecin généraliste : "Pendant mes études, on m’a fait comprendre que je n’étais pas de la même caste"

Il y a vingt ans, Bruno Sauteron a fait un choix osé : retourner sur les bancs de la fac alors qu’il était diplômé en soins infirmiers et avait un poste en clinique. En quête de sens et de reconnaissance, il a lâché cette sécurité financière pour entamer des études de médecine. Un parcours anticonformiste qui n’a pas toujours plu à ceux qui ont respecté la "voie sacrée". Aujourd’hui installé comme généraliste à Paris, il ne regrette pas ce virage, et défend son "nouveau" métier – en proie aux tentatives de coercition.  

05/05/2023 Par Louise Claereboudt
Portrait

"Je n’étais pas très motivé pour faire de longues études." Bruno Sauteron a 18 ans lorsque, au sortir du bac, il décide de prendre une voie "peu habituelle" en choisissant de faire une année de césure pour effectuer son service militaire. Le jeune homme qui vient de quitter son lycée lillois hésite à s’engager dans l’armée. L’expérience du service militaire lui fera très vite oublier cette possibilité. Après avoir fait des petits boulots d’été à l’usine ou comme correspondant à Nord Eclair [quotidien régional appartenant au même groupe que La Voix du Nord, NDLR], Bruno Sauteron se dit qu’il va "peut-être quand même faire des études". Ses parents qui auraient voulu être médecins le poussent vers cette voie. 

En 1995, il fait sa rentrée à la faculté de médecine Henri Warembourg de Lille. Il paiera toutefois son "manque d’investissement". "Je me suis planté assez royalement" aux examens de fin d’année, se souvient-il. Malgré un soubresaut au second semestre, cela ne suffira pas. Bruno Sauteron échoue. Se pose alors la question du redoublement. "Mes profs étaient assez clairs : si on ne talonnait pas le classement, on avait peu de chance d’être pris la deuxième fois." Ses parents ne semblent pas non plus convaincus. "Ils m’ont dit qu’ils ne financeraient pas mes études si je me réinscrivais", se rappelle-t-il. Heureusement, le jeune homme a brillé au concours infirmier, qu’il a passé la même année. 

En septembre, Bruno Sauteron fait donc sa rentrée à l’Ifsi Georges Daumezon à Saint-André-lez-Lille, un ancien Ifsi psychiatrique. Très vite, il est séduit par la formation, "plus courte" et donnant accès plus rapidement au monde du travail. "Beaucoup de stages et du concret", résume-t-il. Après une "enfance vagabonde" entre Lyon, Nantes, Toulouse et Lille, l’apprenti infirmier voit également dans son futur métier l’opportunité de voyager, en partant par exemple avec une ONG : "En cela, la profession infirmière était séduisante". Finalement, le jeune homme n’est "pas plus malheureux que ça" d’avoir loupé sa P1, et obtient son diplôme infirmier au bout de trois ans.  

Bruno Sauteron migre à Paris après avoir obtenu son diplôme et commence à travailler en blocs opératoires à la clinique Labrouste (XVe). Le rythme est intense : il fait "10 à 15 heures" supplémentaires chaque semaine. Au bout d’un an, il est affecté aux soins intensifs dans une unité polyvalente au sein de la structure. Là, l’infirmier fait la rencontre d’une intérimaire qui participe à des missions avec Médecins sans frontières. Une graine germe. L’infirmier avait déjà postulé pour d’autres organisations similaires. En octobre 2001, il prend contact avec MSF. Bingo. Il est sélectionné et part début 2002 pour Makamba, au Burundi. 

 

"Quand est-ce que tu m’apprends à opérer ?" 

A tout juste 26 ans, il intègre sur place une toute petite équipe constituée d’un infirmier de bloc, d’un chirurgien et d’un anesthésiste. "Je me rends compte que la tâche qui est attendue de moi ne correspond pas du tout au travail que j’exerce en France." Manager, gérer la pharmacie, les stocks, accueillir les urgences, faire des pansements de brûlures, donner des antalgiques, assister les césariennes… Bruno Sauteron se montre capable malgré les conditions d’exercice difficiles. On lui donne de l’autonomie, et d’autres tâches lui sont confiées. Son rôle est "valorisé", c’est "une expérience fondatrice". 

Il prend goût à la prise de responsabilités. "J’ai même lancé une fois ‘Quand est-ce que tu m’apprends à opérer au chirurgien’, se souvient-il en riant. Et puis tu te rends compte que ça n’arrivera jamais." S’il se posait déjà quelques questions avant de se lancer dans cette mission humanitaire, le jeune homme prend conscience qu’il veut évoluer mais son parcours, en France, ne le lui permet pas. "Quand j’étais en soins intensifs en clinique, j’ai eu quelqu’un qui faisait un malaise vagal, j’avais déjà vu comment on le traitait, je l’ai fait tout seul. Tout le monde m’a regardé avec des gros yeux en me disant : ‘Elle est où ta prescription ?’"  

Cette expérience lui donne "une véritable justification au fait d’étudier, d’acquérir de nouvelles connaissances". Tiraillé entre sa volonté de continuer dans l’humanitaire et son envie de retenter sa chance en médecine, Bruno Sauteron fait un choix. Le 15 septembre 2002, il intègre la faculté de Saint-Antoine (Paris VI). "La seule qui proposait aux paramédicaux ayant 2 ans d’expérience professionnelle d’intégrer médecine en passant par un examen et non un concours." Tout recommencer à zéro. "Vous n’aviez pas de reconnaissance de vos années d’études d’infirmier ni de votre expérience professionnelle." Bruno Sauteron s’accroche avec "l’idée que ça allait [lui] ouvrir des portes, lui permettre d’avoir une meilleure reconnaissance sociale et financière".  

Après six mois passés dans un pays en guerre civile, le choc est toutefois violent. "Je me suis retrouvé avec des jeunes de 19 ans qui venaient tous d’un milieu favorisé. Leurs motivations à s’inscrire en fac de médecine étaient assez divergentes de celles qui m’animaient. Presqu’aucun ne visait la médecine humanitaire - ce n’est pas péjoratif de dire ça. Ils voulaient devenir de grands médecins, au profil de spécialistes et en université." "Dans le système médical universitaire, on ne vise pas tellement à former des médecins pour répondre aux besoins de la population, on cherche à former des médecins pour qu’ils répondent aux critères d’excellence hospitalo-universitaire." 

Ce "décalage symbolique" fut "presque plus dur à gérer que les matières" qu’il devait étudier. Avec lui, 40 paramédicaux sont inscrits en première année, seuls 6 échapperont à l’"écrémage" et accéderont à la deuxième année. Bruno Sauteron en fait partie. 

 

"Tu ne seras jamais un grand médecin" 

Pour financer ses études, Bruno Sauteron travaille comme infirmier pendant les périodes de vacances universitaires. Chose qu’il ne cachait pas, au même titre que son bagage professionnel. "Des médecins avaient appris que j’allais entrer en deuxième année. Ça ne plaisait pas à certains. Ils considéraient que ce n’était pas normal", se souvient-il. "Pour beaucoup d’étudiants et d’encadrants, il y avait l’idée que c’était un déclassement d’admettre des infirmiers dans le corps médical." Malgré des résultats aux examens qui se trouvaient dans la moyenne, on lui fait comprendre qu’il "ne fait pas partie de la crème". Une camarade lui a dit un jour : "Tu ne seras jamais un grand médecin."  

Il franchit pourtant les étapes, en même temps que ceux ayant emprunté "la voie sacrée", celle du concours. Sans doute encore animé par sa mission au Burundi, l’ancien infirmier de blocs envisage de devenir chirurgien. Mais "j’ai compris que j’allais faire face à une résistance extrêmement forte", raconte-t-il. En sixième année, lors d’un stage de chirurgie, on lui avait fait comprendre qu’il n’était "pas dans la même caste". "C’était très compliqué d’admettre que celui qui était considéré comme le subalterne puisse devenir leur égal." Être MG ? "Cela ne poserait pas de problème, mais chirurgien…", lui aurait-on lancé.  

A 32 ans, il passe les ECN. Son classement, "pas mirobolant", ne lui permet pas d’avoir chirurgie, mais il a le choix tout de même entre psychiatrie, santé publique, médecine du travail et médecine générale. Il pouvait aussi redoubler. "Mais je commençais à être à bout, je sentais que j’étais un peu au bout de mes ressources", confie Bruno Sauteron. Faire chirurgie lui aurait de toute façon demandé de longues années. Il choisit la MG. "Même si narcissiquement j’aurais préféré un meilleur classement, ce n’était pas une mauvaise affaire." Lors de son internat, ce sera "compliqué" pour lui de gérer la "tutelle des chefs". Il veut plus de liberté. "Lors de mon premier stage, je me suis un peu frité avec mes chefs pour cette raison. Je ne rentrais pas dans le moule." 

 

"Un pari sur l’avenir" 

Au terme de l’internat, c’est la délivrance. Enfin du concret ! Bruno Sauteron remplace durant deux ans "un peu partout en France". Puis, en 2014, il s’installe définitivement dans le 14e arrondissement de Paris dans un cabinet de groupe. Il prend en réalité la suite de son médecin traitant. "Il m’a connu infirmier, a continué de me suivre quand j’étais étudiant en médecine et interne." Ce mentor était aussi un ami de Rony Brauman, ancien président de MSF. "Les choses se recoupaient", même si ces années d’études l’ont empêché de retourner en mission.  

Aujourd’hui, après dix ans de médecine générale, Bruno Sauteron ne regrette pas son choix, ni d’avoir restreint son niveau de vie pendant plusieurs années. "C’était un pari sur l’avenir, un pari à l’échelle d’une carrière. Il me reste 20 ans à travailler, il y aura un bénéfice évident. Je ne me suis pas trompé." Ses patients sont eux admiratifs du parcours de leur médecin généraliste lorsque celui-ci se lance dans ses récits. "Certains praticiens aussi m’ont dit que c’était courageux, il n’y a pas eu que des aspects négatifs."  

Le Dr Sauteron regrette toutefois que le rôle de médecin traitant soit aujourd’hui "vidé de son substrat". C’est pourquoi, bien qu’il ne soit pas syndiqué, le généraliste a pris la plume pour réfléchir à un nouveau de système de santé, afin de "remettre la médecine générale au centre de la prise en charge". "Notre système tel qu’il est aujourd’hui n’est pas configuré pour répondre au vieillissement de la population et à la hausse des maladies chroniques, nous explique-t-il. Si l’on n’investit pas dans la médecine de ville, le premier recours, nous serons bien démunis." De ces réflexions en sortira, très prochainement, un livre, intitulé Un petit médecin. 

Le médecin de famille a par ailleurs écrit au Président de la République, Emmanuel Macron, au ministre de la Santé, François Braun, au DG de la Cnam, Thomas Fatôme, et à sa directrice déléguée, Marguerite Cazeneuve pour demander un investissement majeur dans la médecine de ville. "Les tutelles ont plutôt jusqu’ici considéré le corps des généralistes comme celui d’un enfant obtus, qu’il faudrait éduquer à coup de carotte et de bâton", écrit-il dans sa lettre. Concluant : "Vous allez devoir décider et assumer le poids d’un choix qui rejaillira sur nous tous et pour longtemps. Puisse cette dernière nuit vous porter conseil…" C’était le 23 février dernier, quelques jours avant l’échec des négos conventionnelles. 

 

NB : Le Dr Sauteron a écrit un précédent livre, "Une saison à Makamba" (ed. L’Harmattan), qui raconte son expérience avec MSF.  

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Michel Rivoal

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