"Les médecins doivent se défendre plus et mieux" : généralistes et spécialistes libéraux, unis face aux "lobbies"
Egora.fr : En mars, en amont des élections aux URPS, nous interrogions les leaders de syndicats monocatégoriels que vous êtes en posant la question suivante : la guerre entre généralistes et spécialistes aura-t-elle lieu ? Lors des dernières négociations avec la Cnam, vous êtes-vous positionnés comme concurrents ou comme alliés ?
Jacques Battistoni : Il n'y a pas de conflit d'intérêts entre généralistes et autres spécialistes, mais au contraire un intérêt commun : la prise en charge optimale de nos patients. A MG France, on s'est félicités de la victoire d'AvenirSpé, j'ai d'ailleurs appelé Patrick Gasser tout de suite après. Car ce qui a présidé à la constitution d'AvenirSpé, c'est ce qui a présidé il y a 30 ans à la création de MG France : la volonté de défendre des intérêts spécifiques. Et en même temps, nous avons parfaitement en tête l'échec de la convention séparée [en 1997, NDLR], car nous n'avions pas suffisamment pris en compte les intérêts des uns et des autres.
Patrick Gasser : Il n'y a pas eu de guerre, bien au contraire. Nous avons marché dans les pas de MG France. Nous avons fait le même constat, bien des années plus tard : celui que nous faisons le même métier, mais avec des spécificités ; elles doivent s'exprimer. Jusqu'ici nous avions une très large expression de la spécificité des MG - il est vrai qu'il y avait un retard notamment sur le plan financier. Pendant de nombreuses années, les MG se sont structurés pour être reconnus. Malheureusement en miroir, il n'y a pas eu la reconnaissance de la médecine spécialisée. Nous allons travailler ensemble.
Cette collaboration entre MG et spécialistes ne fonctionne-t-elle plus dans les centrales polycatégorielles ?
P. Gasser : Le constat que j'en ai fait, c'est que dans les centrales on fait en permanence le grand écart, on veut ménager la chèvre et le chou. Or, il faut parler des sujets qui fâchent. Avec mes collègues généralistes, nous ne sommes pas d'accord sur tout, heureusement ! Nous allons discuter et aplanir les tensions, avec l'objectif de répondre aux demandes de nos patients.
J. Battistoni : Avec MG France, nous pouvons dresser le bilan de 30 années d'existence du syndicalisme monocatégoriel : l'affirmation de l'identité du généraliste, qui n'émergeait pas au sein de la CSMF. Elle s'est traduite par la création de la spécialité médicale, d’une filière universitaire, d'un CNP, d'organisations adaptées à l'exercice en soins primaires (notamment les maisons de santé), et, plus généralement, par la défense du rôle du MG dans le système de santé. Je crois personnellement que la place du généraliste est reconnue par les pouvoirs publics, mais mes confrères n'en sont pas convaincus : ils ont toujours ce sentiment de la forteresse assiégée, qu'on veut leur disparition. Ce combat pour l'identité n'est pas terminé. Cela s'appuie sur un sentiment fort : dans ce pays, on ne s'est jamais posé la question des soins primaires. La grande misère, c’est l’absence de moyens accordés aux médecins traitants.
Quelles seront vos priorités pour la négociation de la prochaine convention?
J. Battistoni : La médecine générale libérale est en grand danger aujourd'hui. Face aux tensions démographiques, jusqu'ici, la réponse des élus locaux a été de créer des centres de santé territoriaux, une forme de médecine générale salariée. Jamais ils ne sont dits qu'ils pouvaient accompagner des projets des libéraux sur les territoires. La priorité des priorités, c'est l'accès de tous les Français à un médecin traitant avec une médecine générale libérale renforcée sur les territoires. Bien sûr, la rémunération doit être attractive et doit permettre au praticien d'accepter d'être le médecin traitant de tous ceux qui le demandent, et de s'adapter à l'évolution de la demande de soins : consultations plus longues, plus complexes.
P. Gasser : Notre objectif est identique, c’est l’accès aux soins pour tous les Français sur tout le territoire. Tout le monde a le droit à l’expertise d’un médecin spécialiste. Il faut travailler...
ensemble pour cela car dans les territoires où il n’y a pas de spécialistes, les MG peuvent être réticents à s’installer. Il faut savoir comment on maille, comment on protocolise le parcours, le recours.
Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) met en place un accès direct aux kinésithérapeutes, aux orthophonistes et aux orthoptistes et ouvre la primo-prescription aux infirmières en pratique avancée (IPA). Est-ce une remise en cause de la place du médecin dans le système de santé ? Du rôle de chef d’orchestre du médecin traitant ?
J. Battistoni : Il y a d’abord une incompréhension des professionnels de santé à qui l’on impose des modifications des parcours de patients sans aucune concertation, et sans aucune logique. Un accès direct aux kinés alors que les délais de prise en charge d’une entorse ou d’une lombalgie sont de deux, trois semaines, voire plus ? Qu’il est impossible d’avoir une prise en charge pour des résidents en Ehpad ? On marche sur la tête ! Et je ne parle pas des délais de rendez-vous pour les orthophonistes qui se comptent en mois !
Dans ce PLFSS, comme dans les autres, le Parlement répond à la demande de lobbies qui sont probablement plus forts que les médecins… J’ai d’ailleurs dit à l’Ordre des médecins qu’il fallait qu’on se défende plus et mieux car les autres le font. Résultat : on nous impose des choses sans concertation. Au contraire, nous disons que nous devons travailler ensemble. Il y a un lieu pour cela : la convention ! Nous avons des accords-cadres interprofessionnels sur les maisons de santé et les CPTS. Ce sont deux structures d’exercice coordonné mais elles ne résument pas notre travail sur les territoires. Donc ce que nous demandons aujourd’hui à la Cnam, c’est de pouvoir négocier des accords conventionnels entre deux professions, autant que de besoin, entre médecins et pharmaciens par exemple. Car la convention que négocie la Cnam en ce moment avec les pharmaciens va introduire des modifications dans les prises en charge des patients, notamment en matière de prévention : dépistage du cancer colorectal, addictions, vaccination de l’adulte. Tout cela n’est acceptable que s’il y a une négociation entre médecins et pharmaciens libéraux sur ces questions.
P. Gasser : Un métier qui n’évolue pas, c’est un métier qui se meurt. Je peux comprendre la demande des paramédicaux. Mais il faut y répondre au travers d’une large concertation, incluant les usagers, qui risquent d’errer dans le système de soins. Moi, je veux valoriser mon expertise : est-ce que tout ce je fais aujourd’hui me demande 15 ans d’études ? Je n’en suis pas persuadé. Il faut développer le travail aidé, comme on a commencé à le faire pour les MG avec les assistants médicaux. Il faut déléguer, mais dans une optique de pertinence. Un spécialiste n’a pas nécessairement besoin de revoir le patient si sa pathologie est stable, si d’autres acteurs assurent le suivi, en coordination avec le généraliste. Périodiquement, il peut avoir besoin de le revoir pour faire le point car les prises en charge et les thérapeutiques évoluent. Il faut définir des circuits de prises en charge protocolisés. C’est comme ça qu’on arrivera à répondre à la demande des patients.
J. Battistoni : Nous n'avons pas de divergences sur ce point. Nous en avons eues, à une époque où il y avait une certaine pléthore médicale, où l’on voyait des spécialistes de second recours faire du premier recours, des cardiologues revoir les patients hypertendus tous les trois mois, etc. Aujourd'hui, pour des raisons démographiques, on ne peut plus faire cela et on n'en n'a pas envie. Je rejoins Patrick Gasser sur cette idée de pertinence et de gradation des soins. Il est logique qu'un diabétique débute...
sa prise en charge avec le MG, et dès lors que la pathologie se complique, le recours au diabétologue est parfaitement utile. Cela fait partie du travail que nous allons mener ensemble, mettre en place des parcours de soins gradués dans différentes pathologies. Le bon médecin, au bon endroit, au bon moment.
Comment dégager du temps médical ?
J. Battistoni : On a pensé, à tort, qu'il suffisait de travailler en pluriprofessionnel pour augmenter le temps médical disponible. C'est une erreur : le gain de temps est négligeable, même si la prise en charge des patients est améliorée. La promesse d'Emmanuel Macron de doubler le nombre de maisons de santé n'a pas réglé les problèmes d'accès aux soins. En France, comme dans tous les autres pays européens, le médecin ne doit plus travailler tout seul, sans personnel. L'échec de la MG à prendre en charge de manière optimale (je dis bien optimale, car on a fait un gros boulot) les patients dans le cadre de la crise sanitaire est dû au fait qu'on ne dispose pas de personnel pour s'organiser : pour faire des tests antigéniques, pour établir des listes de patients à vacciner, etc. Le médecin qui fait ses 25 ou 30 actes par jour ne peut pas passer une heure à passer des coups de fil ! A l'inverse, les pharmaciens ont été en pointe car ils ont une équipe autour d'eux ! Nous réclamons des secrétaires et des assistants médicaux en nombre, pas un assistant pour trois médecins, 12 heures par semaine…
P. Gasser : la problématique est identique pour certains médecins spécialistes. En endocrinologie, en rhumatologie, en pédiatrie… le médecin travaille seul. Ce n'est plus possible. Il est indispensable de mettre en place le travail aidé, c’est-à-dire une équipe dédiée à la prise en charge des patients. Regardez ce qu'ont fait les ophtalmologues [avec les orthoptistes, NDLR]! Nous travaillons sur ces modèles économiques.
J. Battistoni : Nous avons d’ailleurs invité le Snof à notre colloque du 3 décembre, où cette question du modèle économique sera abordée : "Un médecin traitant pour tous : à quel prix ?"
Dans le cadre du PLFSS, une sénatrice a proposé de conditionner le conventionnement des jeunes médecins à un remplacement de six mois dans une zone sous-dotée. En parallèle, 40 députés ont déposé une proposition de loi pour obliger les jeunes à exercer trois ans dans un désert. Comment contrer ces propositions, qui se multiplient à mesure que la pénurie médicale s'aggrave ?
J. Battistoni : Ces propositions de coercition risquent d’aller à l’encontre du but recherché. Cela contribuerait à rendre la médecine libérale moins attractive. Or, on a déjà un gros déficit d’attractivité parce qu’on est seuls, parce qu’on n’a pas tous les moyens qu’il nous faudrait. Je peux comprendre la situation des élus qui font face aux demandes de leurs administrés. Malheureusement, le remède va être désastreux. Les futurs médecins risquent de ne plus choisir la médecine générale.
En revanche, l’idée d’une quatrième année d'internat de MG en autonomie est une bonne idée. Ça n'est pas un remède à la désertification, car on ne va pas mettre au travail forcé les internes dans les déserts médicaux. Par contre, on va leur donner le goût de l’exercice libéral. Pour le reste, on demande aux élus locaux de travailler en concertation avec les MG sur le terrain pour organiser les soins.
P. Gasser : Sur quel zonage se baserait-on pour la médecine spécialisée ? Ça ne peut pas être celui de la MG : on ne peut pas avoir un neurochirurgien dans chaque village. Ces mesures sont plus électoralistes que structurelles. La médecine spécialisée est en train de construire des réponses à travers les équipes de soins spécialisés pour tenter de mailler le territoire. Des cabinets secondaires de spécialistes sont en train de se mettre en place. Attendons de...
savoir si cela va fonctionner. On peut faire ce constat difficile avec Jacques Battistoni : la profession, dans sa globalité, n'a pas fait tout le job. Maintenant nous nous attaquons à cette problématique, ensemble, pour essayer de répondre à cette population qui tous les jours téléphone à son maire, à son député pour se plaindre du manque de médecins.
Les expérimentations sur le Service d'accès aux soins sont lancées. Les médecins libéraux seront-ils au rendez-vous?
J. Battistoni : Si les conditions d’acceptabilité sont au rendez-vous. On a négocié, dans le cadre de l’avenant 9, des conditions qui ne sont pas celles qu’on souhaitait. La grosse difficulté, c’est de mettre autour de la table des acteurs aux intérêts divergents. La solution ne pourra être trouvée que par le respect des interlocuteurs, qui passe d’abord par l’indépendance des libéraux, à qui on ne peut pas imposer des solutions. L’une d’elle pourrait être que les libéraux embauchent et pilotent les professionnels qui vont travailler pour eux, c’est-à-dire les opérateurs de soins non-programmés. La deuxième serait d'autoriser la régulation délocalisée.
Le Haut Conseil pour l'avenir de l'Assurance maladie étudie à la demande du ministre le scénario d'une grande Sécu, prenant en charge l'ensemble des soins en lieu et place des complémentaires. Quelle est votre opinion ? Craignez-vous une fonctionnarisation de la médecine ou une extinction du secteur 2 comme on peut l'entendre ?
P. Gasser : C'est un sujet très complexe. Je ne me prononcerai pas personnellement sur les scenarios. Je souhaite que ce soit AvenirSpé qui se positionne, éventuellement avec d'autres syndicats pour afficher une certaine unité, même si les problématiques des spécialistes et des généralistes ne sont pas les mêmes. Effectivement, il y a un risque de disparition du secteur 2 à court terme. Mais on peut également se dire qu'avec une grande Sécu, on va revaloriser très largement les actes médicaux et qu'on n'aura plus besoin de compléments d'honoraires. Nous avons demandé à des économistes d'évaluer les risques des différents scenarios, et leur impact sur l'exercice. Bien évidemment, il faut répondre à la question de la précarité. Mais de là à tout balayer pour faire une grande Sécu… Il faut une vraie réflexion globale.
J. Battistoni : A MG France, on regarde ce sujet avec attention. Historiquement, on vit en France avec ce double système de prise en charge de pratiquement l'ensemble des actes, à l'exception des ALD. La pertinence de certaines prises en charge par les complémentaires doit, à mon avis, être interrogée. Sur notre consultation à 25 euros, on se demande vraiment où est l'intérêt, ça nous complique beaucoup la vie. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles le tiers payant ne s'est pas mis en place : les mécanismes proposés par les complémentaires n'étaient pas satisfaisants. Le fait qu’on ne puisse pas faire de tiers payant aux patients qui ont une complémentaire est évidemment un frein à l'accès aux soins pour un certain nombre de populations. La complémentaire représente un coût financier important pour un service rendu qui n'est pas à la hauteur. La question des doubles frais de gestion (Sécu et complémentaire) doit interroger. Par ailleurs, la gestion du ticket modérateur, notamment par l'hôpital, est coûteuse. C'est de l'argent gaspillé. MG France demande depuis longtemps sa suppression sur les soins primaires, en tout cas pour la consultation du généraliste, afin d'améliorer l'accès aux soins.
Le ministre a raison de mettre à plat les choses. Nous souhaitons en tout cas mettre un terme à cette forme d'iniquité. La Sécurité sociale est basée sur un principe de solidarité : à chacun selon ses besoins, on paie en fonction de ses moyens. Les complémentaires, c'est l'inverse. Ce modèle économique qui fait payer cher les gens âgés qui ont un risque supérieur me révolte. 1200 euros de retraite, 150 euros de complémentaire tous les mois, compte-tenu des services, c'est scandaleux !
La course à la présidentielle est lancée. Quelle devrait être, selon vous, la priorité du futur président de la République pour améliorer, à court terme, l’accès aux soins ?
P. Gasser : Tout le monde fait le constat que notre système est à bout de souffle. Pourtant, à aucun moment je n’ai vu des propositions qui cassent ce système. Pour qu’on trouve la bonne idée, il faut un Grenelle, au cours duquel tous les acteurs - qu’ils soient usagers, professionnels de santé, élus - collaborent et discutent.
J. Battistoni : L’enjeu, c’est qu’on ait des soins primaires dans ce pays qui soient organisés à l’instar des autres pays européens. On doit rattraper notre retard. Nous allons demander aux candidats à la présidentielle de donner des moyens à la médecine générale en France, comme à l’étranger.
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— Egora - L'actu des médecins (@EgoraInfo) November 24, 2021
La réponse du Dr Jacques Battistoni, président de @MG_France et de @GasserPatrick1, président de @Avenir_Spe pic.twitter.com/mCMH38ktVR
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