Lever les brevets sur les vaccins anti-Covid : "coup de canif" pour l’industrie pharmaceutique ou "mesure de bon sens" ?
Propos recueillis par Louise Claereboudt
Virologiste et ex-directeur du département des maladies infectieuses à l'institut Cochin, le Dr Richard Benarous plaide depuis plusieurs mois pour faire des vaccins contre le Covid des “biens publics mondiaux”, demandant aux Etats d’accorder à l’industrie pharmaceutique les licences d’office leur permettant de multiplier la production et, ainsi, accélérer la campagne.
Egora.fr : Depuis plusieurs mois, vous plaidez pour faire des vaccins contre le Covid, des “biens publics mondiaux”. C’est d’ailleurs l’objet d’une pétition que vous avez lancée en février dernier. Pourquoi ?
Dr Richard Benarous : On demande à la fois à ce qu’ils soient des biens publics et des biens communs. Ce sont deux notions complémentaires, mais un peu différentes. A mon avis, les brevets sont, au moins partiellement, illégitimes. Leur composant essentiel est la séquence du virus. Sans la séquence du virus, on ne peut pas imaginer faire un vaccin contre le Sars, ou d’autres virus d’ailleurs. Or cette séquence appartient à toute l’humanité.
On craint par ailleurs - même si rien n’est acquis - qu’on ait besoin de faire des vaccins de deuxième génération contre les variants. C’est la recherche publique (les chercheurs, le séquençage…) qui a permis d’élucider ces variants. De nouveau, les vaccins de deuxième génération vont être privés, pour faire des milliards de profit dessus. Lever les brevets est, selon moi, du bon sens.
Les Etats-Unis se sont dits favorables à une levée des brevets sur les vaccins, ouvrant ainsi le débat en Europe. En êtes-vous satisfait ?
L’Union européenne et le gouvernement français en tête, qui se targuent d'être les plus solidaires, ont toujours voté contre la demande de l’Afrique du Sud et de l’Inde de libérer les brevets. C’est quand même désolant qu’il faille attendre l’autorisation du gouvernement américain pour qu’ils changent d’attitude. Maintenant, c’est très bien ce qu’a fait Biden, mais ce n’est pas encore fait. Si c’est long, ce n’est pas bon... En France on va ouvrir et on aura une quatrième vague, c’est certain.
D’autant que des pénuries sont encore aujourd’hui à déplorer...
S’il n’y avait pas de pénurie, et que Pfizer/BioNTech, par exemple, parvenaient à servir les milliards de vaccins indispensables au monde entier, et rapidement, il n’y aurait pas de souci.
En France, les épidémiologistes et scientifiques disent qu’on peut imaginer que la grande majorité de la population va être vaccinée d’ici fin décembre 2021, voire au-delà. Mais pendant tout ce temps-là, le virus se propage, fait des variants… regardez la catastrophe qu’il y a en Inde. Il y a donc à la fois une question de quantité de vaccins et une question de rapidité de fourniture de ces vaccins.
Puisqu’on a ces vaccins, et qu’ils sont relativement faciles à produire, faisons le maximum pour que toute l’industrie pharmaceutique mondiale, qui en a la capacité, soit mobilisée rapidement.
Comment permettre à toutes ces industries de produire les vaccins ?
Dans l’état actuel des choses, on ne va pas régler le problème de fond de l’appropriation des brevets. Ce problème mondial général n’a pas toujours existé. Il est même relativement récent. C’est une politique qui a été lancée par les Etats-Unis pour protéger leur industrie pharmaceutique. Les brevets permettent d’avoir des actions qui montent en bourse. On l'a vu après la prise de parole de Biden, les actions ont chuté.
Dans la situation d’urgence qu’on connaît aujourd’hui, ce qu’il faut faire, ce n’est pas de faire table rase des brevets, car on n’y arrivera pas, mais faire des licences d’office. Il est prévu par l'Organisation mondiale de la Santé que, dans des cas extrêmes comme la pandémie que l’on vit, les Etats puissent faire des licences d’office sur les vaccins, les médicaments, etc. Il faut une certaine contrainte.
Des programmes, à l’instar du programme international Covax, ont d’ores et déjà été mis en place pour garantir une meilleure répartition des vaccins...
La charité ne règle pas le problème. Je ne critique pas le programme Covax, heureusement qu’il existe, mais il y a une hypocrisie monstrueuse. Ce n’est pas une question de charité mais d’équité. C'est notre intérêt de permettre à tous un accès au vaccin.
On dit souvent que le Sud pille le Nord, mais c’est en réalité le Nord qui pille le Sud. En général, mais ça peut aussi s’appliquer aux vaccins anti-Covid, il n’y a plus de chimie en France et dans les autres pays. Elle est en Inde ou en Chine. On fait fabriquer au Sud tous les composants qui sont nécessaires à la production de vaccin ou d’antiviral et, ensuite, on importe tout ça, et c’est beaucoup moins cher.
Ce serait justice et efficacité contre le Covid que d’ouvrir les brevets, en faisant pour l’instant des licences, sans les spolier c’est-à-dire en payant, mais en tenant compte dans le prix du fait qu’il y a eu beaucoup de financements publics.
Quels risques craignez-vous si l’on ne permet pas une répartition équitable des vaccins?
On est déjà inondés de variants. Bientôt il y en aura d’autres et ils seront de plus en plus embêtants. Plus on laisse de temps, d’espace et de gens à infecter au virus, plus il y a de variants qui se développent.
Au départ, le virus qui s’est propagé était celui qui était le plus adapté à son hôte (l’espèce humaine). Parce qu’il y a une pression de sélection par les vaccins ou des antiviraux, vont être sélectionnés des mutants qui vont contrecarrer nos armes, du moins diminuer leur efficacité. Pour l’instant, on maintient cet équilibre là, mais il peut être rompu, - on connaît par exemple le Sars-1 qui était extrêmement létal. Si jamais il y avait un mutant qui se développait, diminuant l’efficacité des vaccins et augmentant la létalité du virus, ce serait une tragédie.
Certains craignent qu’une levée des brevets entraîne une prolifération des contrefaçons, une baisse de la qualité des vaccins. Qu’en pensez-vous?
C’est vrai que ça pourrait être le cas si on laisse les choses se faire comme cela. Mais il ne s’agit pas de laisser faire les choses. Il faut faire en sorte que seuls les secteurs industriels capables de développer ces vaccins puissent le faire. Et, bien entendu, il faut des contrôles des agences réglementaires. S’il n’y en a pas, c’est une catastrophe. Si on ouvre les vannes comme cela, évidemment… Il y aussi de bons contrôleurs au niveau africain, notamment sud-africain (OUA) mais il y a bien entendu de grandes disparités, et pas seulement en Afrique. Donc il faut de la solidarité.
La France n’est pas parvenue à développer des vaccins anti-Covid pour le moment. Comment expliquer cet échec français ?
La recherche… Et puis, on n’a pas insisté sur les industries pharmaceutiques françaises pour les obliger à investir dans le domaine des maladies infectieuses, au contraire. La France était pourtant à la pointe du temps de Roussel, etc. Mais Sanofi a décidé de lâcher le domaine infectieux parce que c’est moins rentable. Ils se sont tous mis, pas seulement en France, à faire des anticancéreux, de la thérapie génique, parce qu’ils pouvaient développer des anticorps très chers… On a besoin de s’approprier cette technologie à ARN messager. Il n’est pas possible de dire qu’on ne peut pas reproduire de l’ARN. C’est une question d’investissement.
A-t-on déjà levé les brevets dans des cas d’extrême urgence par le passé ?
Oui, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient libéré totalement les brevets sur la pénicilline parce qu'on en avait besoin pour traiter les blessures des soldats qui étaient à la guerre. C’était le seul antibiotique à l’époque. La revue Nature l’a rappelé il y a quelques semaines. Ça a donc déjà été fait dans des cas exceptionnels.
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Propos recueillis par Marion Jort
Directeur accès, économie et export des entreprises du médicament (Leem), Eric Baseilhac s’oppose à la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Cela revient, pour lui, à se tromper de levier d’action en étant contre-productif dans une course à l’universalité d’accès pour tous à la vaccination.
Egora.fr : Alors que la campagne de vaccination fonctionne à flux tendu, certains dirigeants ont proposé de lever les brevets qui les protègent. Cela pourrait-il être la réponse à cette situation de tension ?
Eric Baseilhac : Sûrement pas. Lever la propriété intellectuelle sur les vaccins est une très mauvaise réponse à une très bonne question. Cette question, à laquelle les laboratoires consacrent toute leur énergie, c’est celle de l’universalité d’accès à tous les vaccins pour tous les citoyens du monde. Pourquoi est-ce une mauvaise réponse ? D’abord, parce que ça ne répond pas à la question. Les difficultés d’accès des pays en développement ne sont pas de nature économique : les vaccins sont vendus à prix différenciés selon les pouvoirs d’achat des pays ou à prix coûtants. Elles relèvent de deux nécessités : augmenter les capacités de production et mettre plus vite encore à la disposition des habitants des pays en voie de développement les vaccins qui ont été déjà produits et qui sont en surnombre sur les continents des pays les plus développés.
Les capacités de production de vaccin ne sont donc pas à remettre en cause, selon vous ?
Non seulement la levée des brevets ne répond pas à la question qui a trait aux capacités de production et aux capacités urgentes de diffusion des médicaments déjà produits vers les pays en développement, mais elle envoie un message extrêmement délétère à tous les innovateurs. Imaginez ce que ressent un innovateur (souvent une entreprise pionnière qui a dépensé une énergie incroyable, a suscité des investissements extrêmement importants, pris beaucoup de risques…) à qui, alors qu’il est parvenu à mettre au point un vaccin utile à l’humanité, on vient dire : “On préempte vos droits de propriété intellectuelle”. En faisant cela, on touche au cœur même du modèle économique de l’innovation. C’est un coup de canif dans le contrat social de l’industrie pharmaceutique qui, jusqu'à présent, disait à tous les laboratoires : “Produisez de l’innovation utile au progrès thérapeutique, en retour la société protège vos innovations par des brevets qui vous permettent d’en amortir les risques et les coûts.” Je crains la réaction des innovateurs à la prochaine pandémie.
La levée de la propriété intellectuelle serait donc contre-productive au développement massif des vaccins ? Comment faire alors pour augmenter le rythme de la campagne vaccinale partout dans le monde ?
D’abord, dans l’urgence, il faut mettre à la disposition des pays en développement tous les vaccins qui ont déjà été produits et qui sont sur le sol américain, qui ne peuvent pas être exportés des États-Unis car il existe, par protectionnisme, une interdiction d'exportation. Le continent européen a, lui, été plus généreux en ce sens qu’il a exporté 50% des vaccins qu’il a produit, comme l’a récemment rappelé Emmanuel Macron. On sait d’une manière générale que dans les pays riches, on a commandé pour trois milliards de doses de vaccin alors qu’on n’a besoin que de deux milliards. Il y a donc des vaccins stockés en surnombre, dont nous n’aurons pas besoin, qui gagneraient à être distribués aux pays les plus pauvres.
En parallèle, l’autre chose à faire, c’est d’augmenter les capacités de production des vaccins sur toute la planète en bâtissant des partenariats entre laboratoires pharmaceutiques qui savent faire et laboratoires pharmaceutiques qui peuvent faire. Une usine qui fabrique des vaccins, ça ne s’improvise pas. Vous ne pouvez pas, avec une licence obligatoire, la faire sortir de terre. Et quand bien même on se fixerait l’objectif de créer des usines de fabrication de vaccins, il faudrait sept à dix ans pour y arriver. Ce qu’il faut faire, c’est utiliser les ressources déjà existantes, les entreprises qui sont déjà, avec un minimum de transfert de technologies, capables de produire des vaccins, les utiliser dans des partenariats avec les laboratoires qui ont mis au point les vaccins. C’est ce que l’industrie pharmaceutique fait depuis le début de la pandémie. Au total, 270 accords, de licence ou de sous-traitance, ont été signés. C’est donc cela, la bonne manière de procéder. Encore une fois, ce n’est pas la première usine de génériques qui sera capable, dans des temps courts, de produire des vaccins.
En levant les brevets, le Leem alerte également sur un risque concernant la sécurité des vaccins. Pourquoi ?
Lever un brevet, c’est comme divulguer une recette de cuisine. Sans partenariat avec les laboratoires sources, sans les compétences requises, on ne peut pas exclure le risque de produire un médicament de qualité moins exigeante. Sans compter celui aussi de copie industrielle. Il y a certains pays qui ne possédaient pas, aujourd’hui, la technologie des vaccins à ARNm, qui vont s’empresser de pouvoir la copier. Cela peut poser des problèmes en termes de concurrence industrielle, qui seraient dommageables à terme.
Les personnes favorables à la levée des brevets estiment que ne pas le faire reviendrait à laisser l’épidémie se propager, ainsi que les variants du Covid. Comprenez-vous leur position ?
C’est tout l’inverse. Si on veut lutter contre les variants, qui vont continuer à se développer, il faut, au contraire, favoriser, encourager, les laboratoires qui font de la recherche permanente pour adapter la mise au point des vaccins. Ce sont les laboratoires qui ont mis au point les vaccins à ARNm, qui font ce travail remarquable d’adaptation de la composition de leurs vaccins à la problématique des nouveaux variants. Si on spolie ces laboratoires en levant leur propriété intellectuelle, ils pourront avoir des difficultés à pouvoir continuer leurs recherches, trouver des financements. C’est donc, au contraire, à terme, très dommageable pour les innovateurs.
Votre position est-elle la même concernant une levée uniquement temporaire des brevets ?
Le message est le même, qu’il soit temporaire ou définitif. On ne répond pas à la véritable problématique qui est celle d’un accès rapide à l’ensemble des citoyens de la planète, quelle que soit sa localisation, y compris quand il vit dans des pays sous-développés. Et ensuite, on envoie un message délétère pour les innovateurs. L’industrie pharmaceutique a énormément progressé ces dernières années derrière l’ambition d’universalité d’accès des innovations qu’elle produit. C’est une prise de conscience qui a eu lieu au moment où les nouveaux traitements du VIH pour lutter contre le Sida ont été lancés. A ce moment, il y avait des inégalités de niveaux de prix de médicaments qui ne permettaient pas de les rendre accessibles dans tous les pays. Depuis, l’industrie s’est adaptée en proposant, on l’a vu dans le cadre de la pandémie, une politique de prix coûtant. Le vaccin AstraZeneca a, par exemple, été vendu aux européens à 1,78 euro l’injection. Des vaccins à ARNm ont été vendus à prix différenciés, adaptés aux pouvoirs d’achats. L'industrie a donc tout fait pour rendre accessibles les médicaments. Maintenant, le deuxième défi, c’est de distribuer et de produire à une échelle suffisante, en passant par une coopération avec les pouvoirs publics et des partenariats entre entreprises. C’est cette dynamique qui est la bonne et il n’y a aucune raison, autre que des raisons idéologiques et démagogiques, de lever les brevets.
* Selon les données d’Our World in Data, le 13 avril.
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