"Je soigne des malades, pas des chiffres" : les échanges au vitriol entre un médecin et sa directrice

02/03/2018 Par Pr Bernard Granger
Billet de blog

Entre les médecins et l'administration d'un hôpital, il y a souvent un monde. Et quand les deux tentent de communiquer, les échanges peuvent vite tourner au dialogue de sourd. Dans son dernier billet de blog, le Pr Bernard Granger illustre ces tensions quotidiennes. Tout est parti du courrier d'un cadre parlant de "suivi activités", de "direction des finances" et d'"indicateurs"... et de la réponse agacée d'un médecin.

  Ce billet a initialement été publié sur le blog du Pr Bernard Granger, Dernières nouvelles du front. "Chers collègues, Vous trouverez ci-dessous un dialogue entre un médecin des hôpitaux, le Pr X., et une directrice, Mme Y. Ces échanges sont emblématiques de la période actuelle. 1er mail : un envoi par un cadre administratif de pôle, M. B. à de nombreux destinataires. « Bonjour, Je vous prie de trouver ci-joint les documents de suivi des indicateurs d’activités, de dépenses et de recettes : –          Une synthèse pour le GH –          Un suivi des séjours en cible et activité pour le GH –          Un suivi activités, recettes, dépenses spécifiques au pôle 107 Ces trois documents sont finalisés à fin décembre 2017 et produits par la Direction des Finances. Cordialement, M. B. Cadre Administratif de Pôle »   2e mail : la réponse courroucée d’un des médecins des hôpitaux destinataires. « Monsieur, Je vous ai déjà dit que cela ne m’intéresse pas. Je soigne des malades, pas des chiffres. Pr X. »   3e mail : la réaction épidermique d’une directrice directement concernée par les chiffres. « Bonjour monsieur X., Malheureusement il va falloir vous y faire. L’objectif est justement de nous assurer qu’ils se portent bien (les chiffres) À ma connaissance ceci ne porte nullement atteinte ni aux patients, ni aux soins Bien à vous. Mme Y. »   4e mail : la réponse argumentée du Pr X. « Chère madame Y., Merci de votre réponse. Je ne doute pas de vos qualités professionnelles, ni de vos compétences financières. Votre contribution au rétablissement budgétaire de notre groupe hospitalier est largement reconnue, et ne voyez pas dans ma réponse autre chose qu’un souci de vous éclairer. Comme tous ceux qui sont au fait de ces questions, vous devriez savoir que, contrairement à ce que vous avancez, les nouvelles organisations du travail et la gouvernance par les nombres sont particulièrement délétères pour la qualité des soins, la prise en charge des malades et la productivité. C’est ce qui résulte de façon systématique des travaux sociologiques actuels. Pour vous inciter à une prise de conscience utile et pour vous éviter des réactions irréfléchies, je vous adresse l’entretien donné le 15 février 2018 au journal Le Monde par le Pr Christophe Dejours, qui travaille sur ces sujets depuis quarante ans et dont les travaux font autorité. Je vous conseille aussi de lire l’ouvrage d’Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, qui reprend les cours au Collège de France de ce juriste et montre à quel point les nouvelles méthodes de management sont source de dégradation des conditions de travail et du service rendu aux usagers des services publics. Le rapport de M. Edouard Couty remis à la ministre des solidarités et de la santé sur le situation du CHU de Grenoble illustre de façon tragique le lien entre obsession comptable et dégradation des conditions de travail. En voici en passage : « Le discours gestionnaire, de rigueur, qui adopte souvent les mots (et les anglicismes) du management de l’entreprise n’est compris et admis que lorsque s’est instauré au préalable une relation de confiance. Dans le cas contraire la défiance qui s’installe durablement est renforcée par ce discours et participe du caractère délétère du climat général dans l’établissement. […] Le style du management qui maintien de manière permanente une certaine pression sur les équipes et qui priorise le résultat mesuré à l’aune d’indicateurs d’activité et de produits ou d’indicateurs de consommation de moyens doit s’infléchir, sans laisser de côté l’aspect économique et financier, vers un management plus orienté sur la confiance, la bientraitance et aboutir progressivement à un mode de management plus participatif. » Je vous demanderais enfin d’éviter les formules lapidaires du genre « il va falloir vous y faire », car je ne m’y ferai jamais. Si je m’y faisais, ce serait très mauvais signe. J’agis au contraire pour que les organisations du travail dans les hôpitaux évoluent et que nous retrouvions les moyens de mener nos missions dignement et efficacement. Pour reprendre les derniers mots du livre cité ci-dessus, notre objectif commun devrait être de rendre « à ceux qui travaillent une prise sur l’objet et le sens de leur travail ». Avec mes sentiments très cordiaux. Pr X. »   5e mail : les plates excuses de Mme Y., samedi soir à 23 :32. « Bonsoir monsieur X., Vous avez raison sur un point : je regrette sincèrement l’usage de la formule « il va falloir vous y faire », dont l’impact est délétère. Je reconnais par la même occasion de bien nombreux défauts.. Je partage avec vous l’idée qu’il y a une nécessaire exigence, dans la période actuelle : réfléchir au sens du management et à la meilleure façon de faire en sorte que les équipes cliniques se sentent investies, au-delà de leurs missions de soins, d’une responsabilité collective dans la vie de leur hôpital public, y compris pour les questions ayant trait à la gestion. J’ai personnellement des difficultés réelles à comprendre pourquoi ces thématiques sont régulièrement érigées en opposition à celles portées par le collectif qui assure la prise en charge des patients , puisque toute forme de pensée a toujours bien montré que la recherche de la « bonne gestion »  représente toujours un objectif essentiel de chaque communauté sociale, qui y place aussi sa capacité à s’assurer de sa propre pérennité. Je partage enfin l’idée que la confiance s’acquiert, et que son maintien est un équilibre précaire. Je formule alors seulement le souhait que nous commencions par ne pas refuser de partager les visions, c’est encore la meilleure façon que les éclairages se complètent utilement. Je vous invite à relire votre premier message, qui, par son refus catégorique de lire, et même d’être seulement destinataire des données mises en partage, ne va pas dans le sens de l’objectif consistant à redonner la voix aux équipes et recréer les conditions de la confiance J’espère sincèrement avoir l’occasion de continuer à échanger avec vous sur ces thèmes Vous souhaitant une excellente fin de week end Madame Y. »   6e  mail : le dernier mot du médecin des hôpitaux. « Chère Madame, Merci de votre mél. C’est bien parce que je m’intéresse aux questions de gestion, dont ne pas reconnaître l’importance serait faire preuve d’inconséquence, que je vous ai adressé une première réponse, suffisamment argumentée, je pense, sur les dérives actuelles de l’organisation du travail dans nos hôpitaux et l’accent mis sur les seules données comptables. Il existe plusieurs formes de gestion. Celle actuellement appliquée aux services publics relèvent du neo management public. Elle est maltraitante, comme le montrent, hélas, le drame des suicides sur le lieu de travail, les taux élevés d’absentéisme et de turn-over, le découragement des équipes et le fléchissement de la productivité qui caractérisent la situation actuelle de nos établissements hospitaliers. Le résultat budgétaire catastrophique de l’AP-HP avec un déficit de 225 M d’euros en 2017 (contre 47 en 2016) est pour partie aussi causé par les méthodes de gestion mises en œuvre depuis les années 1990 et qui vont en s’accentuant. La gestion par objectifs, les lignes hiérarchiques en ligne droite, de type autoritaire, de plus en plus autoritaire, notamment dans notre GH, la suradministration, le temps pris au soin par le reste de l’activité (réunions verbeuses, fausse concertation, tâches inutiles de reporting, travail sur des logiciels plus ou moins défaillants, etc.) sont des facteurs bien établis de découragement et de burn-out. Nous les ressentons de plus en plus lourdement, surtout ces derniers mois. Vous êtes l’instrument de ces politiques, plus ou moins consciemment. Ce n’est pas à vous qu’il faut s’en prendre. Vous faites de votre mieux, mais vous subissez, vous exécutez. Vous avez de plus l’obligation de vous taire. La souffrance éthique des directeurs est une réalité terrible, dont leurs syndicats se font justement l’écho. J’en ai reçu directement plusieurs témoignages. Vous avez toute ma sympathie dans ces circonstances. Je vous remercie même beaucoup d’accepter cette discussion. De mon côté, en raison de mon indépendance professionnelle et de ma liberté académique, j’ai la possibilité de m’exprimer publiquement. Déjà en 2012, dans un article de la revue Le Débat, j’avais alerté les lecteurs de ce périodique sur la situation de l’AP-HP. Les problématiques organisationnelles et budgétaires étaient largement abordées dans ce texte, que je vous joins. Malheureusement, la situation s’est aggravée depuis. En tant que membre de la CME et du conseil de surveillance de l’AP-HP, je suis attentif aux données comptables et à leur dégradation, qui est liée en grande partie à la politique nationale de restrictions budgétaires. Il m’est arrivé de prendre la parole sur ces sujets fondamentaux. Ne croyez pas que je sois hermétique à cet aspect de la vie de notre institution. En revanche, par hygiène mentale et pour préserver mes coronaires, comme on se désabonne d’une liste de diffusion dont les messages nous agressent ou nous importunent, j’avais demandé à M. B. de ne plus m’envoyer ni statistiques, ni tableaux de bord, ni autres documents du même ordre, en général fournis au format Excel. Voilà pourquoi je lui ai de nouveau demandé d’épargner mes vieilles artères et ma cervelle sensible. Pourquoi ces tableaux sont-ils dérangeants et même insupportables ? Parce qu’ils réduisent le travail des équipes soignantes à des chiffres, souvent faux d’ailleurs. Ce réductionnisme est contraire à notre vocation et à notre éthique. Refuser de recevoir ces données dans sa boîte mél est une façon de dire non à cette conception des choses, qui traduit une forme de misère intellectuelle et morale. Avec mes amicales pensées. Pr X.. » Amitiés et bon courage.

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