"Pour résumer : j'ai passé la nuit à garder les morts"

04/06/2017 Par Dr Marc Magro
Bonnes feuilles

Le 15 juillet 2016, de minuit à cinq heures du matin, l'équipage de Thomas*, pompier volontaire, stationne sur la Promenade des Anglais, à Nice. Sa mission : veiller sur les corps des victimes de l'attentat au camion bélier. Une nuit d'épouvante qu'il a racontée à son collègue, le Dr Marc Magro. Dans un "livre-mémoire" (Soigner, Ed. First), cet écrivain et urgentiste niçois rend hommage à ces professionnels qui ont secouru les victimes de l'attentat. La cinquantaine de témoignages intimes qu'il a recueillis laisse entrevoir l'horreur, mais aussi et surtout l'humanité. Extrait.

  La vie, ce n’est pas seulement respirer, c’est aussi avoir le souffle coupé ! Alfred Hitchcock, cinéaste américain, 1899-1980   "Du 14 au 15 juillet, impossible de fermer l’œil de la nuit. Il me restait une heure trente de garde avant d’enchaîner sur une autre demi-journée de garde, cette fois-ci au centre de traitement des appels (CTA)", dit Thomas, pompier volontaire depuis plusieurs années. "J’ai pensé me détendre un peu. Mais quand j’ai voulu m’allonger, j’ai été pris de tremblements violents. J’ai retrouvé mes collègues dans la salle télé de la caserne. On était tous dans le même état. On en a discuté autour d’un café, puis j’ai pris une douche et je suis parti pour le CTA." 15 juillet, 11 h. Dans la salle du centre de traitement des appels, les quatre écrans plats géants, reliés aux caméras de la police, transmettent en direct les images de la Promenade des Anglais. "On voyait précisément la zone dans laquelle mon équipage et moi avions passé toute la nuit, de minuit à 5 heures du matin", raconte Thomas. "Lorsque j’ai vu qu’une partie des corps n’avait pas été retirée, j’ai senti la colère et le dégoût affluer en moi. Envie violente de gerber et de tout envoyer valser ! Nous étions conscients qu’avec la chaleur, 25° Celsius, il fallait vraiment faire quelque chose, mais ce n’était pas du ressort des pompiers. Impossible d’agir d’ici, maintenant, alors que j’aurais probablement pu aider la veille au soir… J’étais d’autant plus mal que je savais précisément qui était sous les draps. J’avais passé la soirée à quelques mètres d’eux. J’avais eu le temps de les observer, de les regarder longtemps. Bien plus qu’il ne faut, bien plus que je l’aurais voulu. Malgré les seaux à champagne qui lestaient les draps, le vent – violent ce soir-là – découvrait les corps par intermittence. Un galet avait été posé sur le tissu. On pouvait y lire, au feutre : Tu regretteras." "La traversée de la Promenade m’avait déjà donné mon taux d’horreurs", continue Thomas. "Des morts violentes, en nombre. Je revois encore cette femme décapitée… La première image. J’ai tout de suite dit aux jeunes pompiers de mon équipage de ne pas regarder. Je ne voulais pas qu’ils voient ça, je voulais les protéger. L’un d’eux vivait sa première intervention… Il y avait aussi ce corps au sol et le fauteuil renversé, quelques mètres plus loin. Un handicapé. Plus on avançait, plus l’horreur s’intensifiait. Les gens cachaient ce qu’ils pouvaient avec des draps ou des bâches. Je disais toujours à mes coéquipiers de ne pas trop regarder, mais moi qui voyais, j’en avais le souffle coupé. Presque un début de crise d’angoisse. Je me suis repris plusieurs fois en me disant : On est là pour aider. Le plus insupportable, ce n’était pas tant la vision des corps explosés que la douleur des familles et des proches. Ils étaient là, au milieu du carnage, immobiles. Déchirés par une souffrance immense et indicible. Comme ce militaire impliqué, dont la femme était morte, et qui a refusé notre aide avec une violence inouïe : “Si vous approchez, je vous tue !” Ou ce couple qui venait de perdre son enfant… Effondrée, en pleurs, la mère refusait de partir. J’ai pensé à mes propres gamins, ça aurait pu m’arriver… Certains pompiers étaient presque aussi hagards que les victimes. Un collègue, qui ne m’a pas reconnu tout de suite, est venu me trouver en me disant : “Thomas, Thomas ! C’est atroce ! On vient de masser un enfant qui était mort. On le savait très bien, mais les parents étaient à côté, ils nous demandaient de faire quelque chose.” Des témoignages comme celui-là, j’ai eu le temps d’en recueillir beaucoup au cours des heures qui ont suivi. En fait, mon équipage et moi avons passé la soirée à attendre. Nous étions en réserve, sur place, au cas où… On voyait encore arriver des colonnes de renforts issues de toute la région et du Var. Un défilé. J’aurais aimé me rendre utile. Mais le fait est qu’à partir de minuit, il y avait sur la Prom’ plus de morts que de vivants. Comme nous avions le choix, le conducteur a préféré ne pas descendre de l’ambulance de toute la soirée. Il ne voulait rien voir. Mais avec le jeune, on a eu le temps d’observer longuement tout ce qui se passait autour de nous. Des binômes de sapeurs-pompiers avaient été engagés pour vérifier que les personnes étaient bien mortes. Puis il y a eu des médecins et la police scientifique, venue poser des bracelets d’identification. Dans la nuit, on nous a donné comme mission de surveiller les corps. Plus tard, on nous a dit qu’il faudrait peut-être les enlever. On s’est donc apprêtés à les mettre dans des sacs mortuaires en se disant : Puisqu’il faut le faire, on le fera. Au final, la mission n’a pas été confirmée. Tant mieux ! Mais on est restés là, à déambuler, à discuter avec les collègues pour savoir ce qu’ils avaient fait ou pas fait… Un grand sentiment d’inutilité. Pour résumer : j’ai passé la nuit à garder des morts." "Alors, quand j’ai vu ces putains d’oiseaux à l’écran, j’ai pété les plombs !", explique Thomas. "Il m’a semblé invraisemblable qu’à notre époque, on ne soit pas capables de gérer ça ! C’était trop, j’ai craqué ! Je suis sorti du CTA et j’ai pleuré pendant un bon quart d’heure… Les goélands ont attaqué les corps et les morceaux de corps. Qui aurait pu imaginer ? Personne n’a pu les faire partir. La journée s’est mal terminée. J’étais incapable de revenir bosser. Je crois que j’étais à bout. J’ai pensé aux familles. Mon chef de salle l’a vu et a été très compréhensif : “Écoute, Thomas, rentre chez toi, on va se débrouiller.” Aujourd’hui, je suis partagé : dire la vérité ou ne rien dire. Je connais la peine qu’on a de perdre un être cher, c’est épouvantable. Loin de moi l’idée d’infliger une tristesse supplémentaire à qui que ce soit. Mais c’est aussi mon histoire que je raconte, ma détresse, mon impuissance à ne pas pouvoir empêcher certaines choses. J’espère qu’on m’aura compris."   *Le prénom a été modifié   Soigner – Nice, 14 juillet 2016, Editions First, 320 pages, 16.95 euros.

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