"Tout le monde me disait que j’étais folle" : seule politique mise en examen, Buzyn dévoile ses vérités sur le Covid
C’est un long récit que publie Le Monde ce mardi. Après presque deux années de silence médiatique, l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn a accepté de se livrer en détails sur la gestion de l’épidémie de Covid-19 au quotidien national. Mise en examen en septembre 2021 pour mise en danger de la vie d’autrui, l’hématologue de formation se justifie, criant à cor et à cri qu’elle a été "de très loin en Europe, la ministre la plus alerte". Aujourd’hui, elle est la seule responsable politique à être mise en examen dans le cadre de la gestion de la crise, Edouard Philippe ayant été placé vendredi sous le statut de témoin assisté. "On m’a fait passer pour une idiote qui n’a rien vu, alors que c’est l’inverse, insiste-t-elle. Non seulement j’avais vu mais prévenu. […] Mais tout le monde s’en foutait. Les gens m’expliquaient que ce virus était une ‘grippette’ et que je perdais mes nerfs", affirme-t-elle au Monde, qui a pu consulter le journal que l’ex-ministre a rédigé à propos de la crise : 600 pages retraçant la gestion de l’épidémie de fin 2019 à l’été 2021, et qui constitue une pièce du dossier de la Cour de justice de la République. Les événements racontés dans ce journal, qui "[l]’a sauvée de la dépression", commencent le 25 décembre 2019. En vacances en Corse, l’ex-locataire de l’avenue de Ségur tombe sur un blog faisant état de cas de pneumopathie inexpliqués en Chine. Préoccupée, elle raconte qu’elle alerte le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, à qui elle demande de suivre cela de près. Mi-janvier, une alerte est transmise aux hôpitaux français et le 21, elle lance un point presse quotidien "après avoir été informée d’une possible transmission interhumaine", rapporte Le Monde. Peu de temps avant de quitter la Santé pour se lancer dans la course aux élections municipales, Agnès Buzyn dit avoir écrit aux ARS afin de les mettre en alerte maximale. Elle déclenche le plan Orsan Reb, un dispositif exceptionnel d’organisation des soins. Mais les hôpitaux sont en grève, et, déplore la ministre, "personne ne semble conscient du danger". "J’ai l’impression d’avoir face à moi une armée endormie, je n’arrive pas à les secouer." Le Monde rappelle que la commission d’enquête du Sénat reconnaîtra d’ailleurs une mobilisation précoce de la ministre de la Santé, notant que ses "avertissements répétés" semblent "ne pas avoir été écoutés ou suivis d’effets", dans son rapport paru fin 2020. Les membres de la commission étrilleront quant à eux la gestion de la crise, pointant du doigt "un pilotage défaillant" et "une sous-estimation du risque". Pourtant, Agnès Buzyn assure avoir prévenu le Président de la République et son Premier ministre de l’époque, Edouard Philippe, le 11 janvier. A ce moment-là, l’épidémie a fait 1 mort en Chine. En France, on parle surtout de la réforme des retraites et des grèves, mais on attend aussi les élections municipales, qui doivent avoir lieu en mars. "L’information ne figure pas encore dans les médias, mais ça peut monter", écrit-elle au Président. Dès lors, la ministre de la Santé affirme avoir tenu informés Emmanuel Macron et Edouard Philippe de l’évolution de l’épidémie. Les choses s’accélèrent à des milliers de kilomètres de chez nous, en Chine. En France, les premiers cas ont été détectés le 24 janvier. "A chaque fois que j’ai réclamé à Edouard une réunion de ministres, je l’ai eue. Ça ne voulait pas dire qu’il croyait à mes scénarios, à mes angoisses, mais nous avons travaillé main dans la main et il me faisait confiance, il n’a rien négligé. Le résident a laissé le Gouvernement faire. A l’époque, ils sont comme le reste de la population et des experts français, personne n’arrive à concevoir la gravité de ce qui vient", confie celle qui est désormais à la Cour des comptes, après avoir dirigé l’Académie de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). A la suite de l’apparition de la découverte des premiers cas sur notre sol, la ministre écrit de manière plus insistante aux deux têtes de l’exécutif. Le 25 janvier, elle écrit à Emmanuel Macron, lui confiant que selon elle, "l’OMS a pris la mauvaise décision de ne pas déclencher une alerte mondiale". Pas de réponse. Contacté, le Premier ministre ne la rappelle pas non plus. Face à la hausse exponentielle des cas à Wuhan, elle réitère son alerte au chef de l’Etat le 27, deux jours plus tard. "Cela peut tout de même être sévère si beaucoup de personnes sont touchées." "Le jour où nous aurons des cas à l’étranger chez des personnes ne venant pas de Chine, ce sera un tournant vers une pandémie mondiale", se souvient-elle avoir déclaré. Alors que le Premier ministre se prépare à mener bataille au Havre pour les municipales, Agnès Buzyn lui fait part de ses doutes quant à la tenue des élections, compte tenu du contexte sanitaire incertain. En parallèle, elle affirme avoir sollicité à maintes reprises un entretien avec le Président. Mais jusqu’à son départ de l’avenue de Ségur, le 15 février, elle n’aura eu qu’une conversation par téléphone sur le sujet avec Emmanuel Macron, le 8 février, au cours duquel elle expose des pistes pour freiner l’épidémie. "Mais qu’est-ce que tu as dit au PR [Président de la République] l’autre soir ? Tu as réussi à lui faire peur !" lui aurait lancé le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, une semaine plus tard. L’ex-ministre revient également sur son départ, largement critiqué par l’opinion publique alors que le pays s’apprêtait à être mis sous cloche. L’hématologue le regrette aujourd’hui. Amèrement. Après la diffusion d’une vidéo intime de Benjamin Griveaux, candidat à la mairie de Paris, le 14 février, la ministre est poussée par le Président et son bras droit à remplacer le candidat LREM, assure-t-elle. Elle avait déjà renoncé à se présenter sur la liste de ce dernier. "Vu la situation sanitaire dans le monde, j’ai prévenu BG [Benjamin Griveaux] que je ne pouvais plus m’engager sur une liste aux municipales, si tant est que les municipales puissent se tenir. Tout cela ne fait que commencer", aurait-t-elle écrit à Emmanuel Macron le 8 février. Dès lors, son entourage décrit un véritable harcèlement qu’elle aurait subi. D'après Le Monde, on lui fait même comprendre qu’elle pourrait ne pas récupérer son poste à l’issue du remaniement après les municipales. Elle finit par accepter de se lancer dans la course, annonçant son départ du ministère le 16 février, émue. "Je n’aurais jamais dû partir. A la Santé, j’étais à ma place. Là, on me poussait au mauvais endroit au mauvais moment", confie-t-elle. La campagne se soldera par un échec cuisant pour l’ex-ministre, qui ne s’était jamais confrontée jusqu’ici aux suffrages. Se disant "dissociée" entre sa campagne politique et la crise, Agnès Buzyn affirme continuer de conseiller le Président et Edouard Philippe. Elle se veut de plus en plus insistante sur l’importance de ne pas maintenir le second tour des municipales. Une alerte qui sera laissée sans réponse. Elle n’hésitera pas, selon Le Monde, à critiquer le manque d’anticipation de l’exécutif lors d’une conversation téléphonique avec Emmanuel Macron fin février. "Il faut préparer les hôpitaux, l’opinion publique, le pays n’est pas prêt !", aurait-elle plaidé. "Cette campagne a été une souffrance pour moi tant je n’aurais pas pris les mêmes décisions que vous et tant j’ai senti le danger toutes ces semaines", écrit-t-elle dans son journal. Arrivée en 3e position au premier tour, la médecin s’est retirée de la campagne pour la mairie de Paris et a renfilé sa blouse. "On aurait dû écouter Agnès", aurait déclaré Emmanuel Macron selon plusieurs de ses proches. Si elle ne veut pas se présenter comme une "victime", l’ex-ministre semble marquée par cette période durant laquelle elle est devenue malgré le symbole de l’impréparation du Gouvernement, le bouc émissaire. "Je m’attendais à ce que la politique soit rude, mais pas à ces torrents de boue, ça a dépassé tout ce que j’aurais pu concevoir, explique-t-elle. Je suis devenue l’ennemie publique numéro un." [avec Le Monde]
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