Crise des urgences : "C’est peut-être le moment d’aborder certains tabous et corporatismes du monde de la santé"
Egora : Comment ne pas évoquer la question de la crise des urgences sans évoquer le Pacte de refondation de 2019, qui avait été doté de 754 millions d’euros jusqu’en 2022. N’était-ce pas suffisant ? A-t-on réellement besoin d’une nouvelle "boîte à outils" ?
Dr Thomas Mesnier : Le diagnostic était déjà consensuel à l’époque. Nous l’avions posé dès 2018. En 2019, nous l’avions confirmé et nous avions apporté une ordonnance. Mais la mise en œuvre du traitement a été largement percutée par l’arrivée du Covid. Et le diagnostic a un peu bougé, dans le sens où la situation s’est aggravée : non seulement la baisse de la démographie médicale s’est poursuivie, mais le Covid s’est rajouté, avec un épuisement professionnel et une perte de sens des soignants, entrainant une fuite du personnel.
Le Président de la République a souhaité lancer cette nouvelle mission, qui va refaire le point sur le diagnostic – qui me semble connu – et surtout qui va permettre de regarder, à la lumière de l’expérience du Covid, ce qui a émergé sur le terrain, les solutions qui ont pu être mises en œuvre – dont certaines sont celles évoquées dans le Pacte de refondation des urgences. Cette compilation sera faite pour que l’on puisse remonter les bonnes pratiques et les diffuser largement, un peu sur le modèle de ce que l’on avait fait sur le plan pour l’égal accès aux soins. Mais sur le terrain, on n’attend pas les conclusions de cette mission flash pour se préparer face à l’été et la ministre a déjà fait des premières annonces au congrès Urgences.
Je ne reviens pas sur le SAS, dont le démarrage est difficile pour des raisons que l’on connaît. Parmi les mesures emblématiques du Pacte, il y avait également le développement de la vidéo à distance dans les Samu, l'installation de maisons médicales de garde (MMG) à proximité des SAU qui réalisent plus de 50.000 passages*, les IPA urgences, la possibilité d’une admission directe des personnes âgées dans les services sans passer par les urgences… Qu’est-ce qui fonctionne, qu’est-ce qui bloque ?
Il y a beaucoup de mesures qui sont lancées. Sur les IPA urgences, les travaux réglementaires ont été retardés par le Covid. Le décret a été publié en octobre dernier et les professionnels sont en cours de formation. Les cellules de gestion des lits se sont développées. Tout comme les MMG, même si c’est une question qui fait le lien avec l’organisation de la médecine de ville.
Sur beaucoup de points, on a progressé. Mais il faut être franc : ça n’a pas progressé comme cela aurait dû progresser car quelques semaines après la remise du rapport final**, tout a été percuté par le Covid.
Le mode de financement des urgences était identifié comme l’un des nœuds du problème car il rémunérait autant les passages qui auraient pu relever de la médecine de ville que les prises en charges plus lourdes propres aux urgences. Où en est la réforme ? Et qu’en est-il du forfait de réorientation vers la médecine de ville ?
Le forfait de réorientation a été lancé sur le mode de l’expérimentation dans plusieurs services, dont celui d’Angoulême. La dernière fois que j'ai interrogé la Direction générale de l'offre de soins à ce sujet, ils n'avaient pas encore de données.
La réforme du financement des urgences a été votée dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale et est entrée en application [voir encadré]. Il y a encore probablement du travail pour mieux valoriser la partie qualité.
L’idée, c’est d’augmenter la part de financement à la qualité à 5% et davantage encore, mais de façon progressive. Cela nécessite un accompagnement dans le changement, la mise en place d’indicateurs, de protocoles d’évaluation. Il faut le faire de la façon la plus simple qui soit pour ne pas surcharger les soignants d’indicateurs et de paperasse puisqu’on est là pour faire du soin et que le but est de valoriser davantage ceux qui travaillent bien et organisent bien les filières de soin.
Le Pr François Braun a déclaré au congrès de la Société française de médecine d'urgence : "Les urgences, ça ne peut plus être open bar." Le rejoignez-vous dans cette idée de régulation de l’accès aux urgences ?
Absolument ! Dans le premier rapport que j’ai rendu à Agnès Buzyn en mai 2018, j’évoquais déjà l’idée d’un numéro santé et je réfléchissais déjà à l’organisation de l’accès aux urgences. On l’a conceptualisée et affinée dans le Pacte de refondation : c’est l’idée qui est derrière le SAS - de permettre à travers un numéro unique d’accéder à un professionnel de santé, que le système de santé s’organise pour apporter une réponse à votre besoin de soin non programmé (SNP). A terme, une fois que chaque appel trouvera une réponse, il faut réfléchir à l’accès aux urgences. Ça se fait depuis des années dans certains pays comme le Danemark ou dans certains services comme celui de Bordeaux sans que cela n’ait posé, à ma connaissance, de véritable problème. Et cela recentre...
les urgentistes et les soignants sur leur cœur de métier, en permettant de les valoriser au quotidien, de redonner du sens à leur travail tout en apportant toujours une réponse aux patients. Car s’ils viennent aux urgences, c’est qu’ils n’avaient pas d’autres solutions.
Y a-t-il vraiment une solution alternative aux urgences ? La médecine de ville, diminuée elle aussi, a-t-elle la capacité d’absorber ces patients qui n’ont plus vocation à aller aux urgences ? En ville aussi, les difficultés se sont aggravées depuis 2019…
Les difficultés, elles sont partout. Je n’ai pas peur de dire que oui, le système de santé est à bout de souffle, oui la situation est difficile. C’est justement pour cela qu’il faut agir et que j’ai pris la parole ces derniers jours. C’est peut-être le moment d’aborder certains tabous de notre système de santé et certains corporatismes du monde de la santé.
Moi je n’oppose pas les hospitaliers et les libéraux. La médecine de ville prend déjà en charge l’immense majorité des SNP. Il est utile de le rappeler parce que parfois, dans le discours et dans les difficultés vécues par les urgences, on perd un peu de vue cet aspect-là, qui est essentiel. Pour autant, avec les nouveaux moyens numériques, avec les nouveaux métiers, avec les nouvelles organisations, avec les prises en charge coordonnées, les partages de tâches et les transferts de compétences, je pense que l’on peut faire en sorte qu’un médecin généraliste sans travailler plus fasse plus de soin : en le déchargeant de temps administratif et en partageant certaines consultations avec des IPA, des infirmières libérales, des pharmaciens, des kinés, des sages-femmes. Parce que c’est possible, que ça se fait dans plein de pays du monde – et qu’on est en retard sur ce point, et que ça permet de répartir différemment la charge.
Par ailleurs, il faut réfléchir à ce qu’est le SNP la nuit et comment on le gère. Je pense qu’il faut qu’on arrive à prendre en charge ce qui relève du SNP non vital en journée, en début de soirée. Mais quand on a un problème qui relève du médecin généraliste et qu’il est 23 heures ou minuit, je ne pense qu’il soit utile de mettre une charge au médecin à ce moment-là car on peut penser raisonnablement que ça peut attendre le lendemain matin. Il faut avoir une réflexion sur l’organisation de la PDSa.
En parlant de nuit, François Braun a également déclaré qu’il faut "arrêter de faire croire que l’on peut avoir partout des urgences ouvertes 24 heures sur 24, sept jours sur sept". Cela rejoint l’idée des "antennes d’urgences" ouvertes seulement en journée que vous proposiez dans le cadre du Pacte de refondation. Faut-il se résoudre à fermer certains services, à certains endroits, la nuit car l’activité peut être reportée sur d’autres ?
J’en suis convaincu depuis longtemps, pour plusieurs raisons. La première c’est que bon nombre de SAU et d’antennes de Smur ne sont plus en capacité d’assurer qu’ils seront ouverts 24h/24, 7j/7, 365 jours par an. Ce sont des difficultés que l’on subit. On sait très bien le nombre d’urgentistes qu’on a, on sait combien vont sortir du DES, combien vont partir à la retraite. On voit les départs vers l’intérim, vers ces centres de soins non programmés, qui ne sont ni de la médecine générale ni de la médecine d’urgence et sont une plaie supplémentaire pour le système. Il faut être en capacité de se poser pour repenser l’organisation de la médecine d’urgence en France pour ne pas la subir.
Il y a effectivement un certain nombre de services qui ne voient la nuit qu’un ou deux passages en moyenne. Il faut probablement réfléchir pour réorienter ces passages vers d’autres services, certes un petit peu plus loin, mais qui seront en capacité d’y faire face. Ça va permettre de réaffecter le personnel.
J’ai été très marqué lors de mes déplacements par le service de Château-du-Loir, dans la Sarthe, qui est ouvert un jour sur trois, un jour sur deux, faute de médecins intérimaires. Les gens finissent par ne même plus y aller, car ils ne savent pas si ce sera ouvert ou fermé. Plutôt que de dire "c’est ouvert 24/24", il faut accepter qu’on n'y arrive plus, qu’on n'y arrivera plus étant donné la démographie médicale pour les 5-6 ans à venir, et qu’on assume de créer une antenne d’urgences qui, elle, sera assurée d’être ouverte de 8 à 20 heures tous les jours. Cela permet de réinstaller une offre de médecine d’urgence pérenne, lisible et fiable.
De la même façon, il faut réfléchir à la carte des sièges d’antennes de Smur. La promesse du Président Hollande d’une prise en charge de l’urgence à moins de 30 minutes s’entend en termes de réponse mais reste à savoir si c’est 30 minutes avec un urgentiste ou 30 minutes avec une équipe d’urgence qui peut être articulée autrement qu’avec un docteur. On peut imaginer une équipe qui part sans docteur pour les premiers gestes de secours et une autre qui part en renfort avec le médecin. On n’a pas besoin d’être médecin pour lancer la réanimation sur un arrêt cardiaque par exemple.
Il y a toute cette réflexion à mener pour apporter une réponse à l’urgence et projeter le système de santé sur les prochaines décennies. Le modèle du Samu a été créé en 1986 : c’est mon année de naissance. A l’époque, il y avait beaucoup d’accidentologie routière ; aujourd’hui il y en a beaucoup moins. A l’époque, il n’y avait pas non plus les moyens technologiques qui permettent de faire beaucoup à distance. Il faut repenser ce système à l’aune des réalités et difficultés d’aujourd’hui. Et cela ne doit pas faire peur. C’est vrai, le système est à bout de souffle, il ne faut pas le nier. Mais il existe aussi des solutions. Il faut avoir le courage d’expliquer les difficultés et comment les résoudre.
Votre idée de Smur paramédical a été vivement dénoncée sur Egora par le Dr Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf), qui considère que c’est un coup porté au dogme français de la médicalisation de l’urgence et un recul de la profession d’urgentiste…
Je pense que c’est tout le contraire d’un recul, mais une adaptation du système d’urgence à la réalité d’aujourd’hui. Je ne dis pas que le médecin est inutile en Samu mais je dis qu’il n’est pas utile dans chaque intervention primaire. Je défie n’importe quel médecin d’expliquer qu’à chaque sortie sa présence est primordiale. Je ne dis pas qu’il faut avancer à la hussarde en retirant tous les médecins de tous les camions de Samu, il faut y aller progressivement. Et de toute façon, il y a déjà certains endroits où on n’y arrive plus, et depuis un certain nombre d’années. Et cela sans créer une médecine à deux vitesses, une médecine des villes, une médecine de la campagne. D’ailleurs, c’est plutôt dans les territoires ruraux, là où on a du mal à fidéliser les urgentistes, qu’on est tenté de supprimer le Smur, alors que...
c’est plutôt là qu’il faudrait les garder. Dans un territoire très urbanisé où l’hôpital n’est pas loin, ce n’est pas là qu’il a sa plus grande plus-value. Tout cela est à regarder posément avec les soignants des urgences, les représentants des élus, de la médecine de ville pour construire cette nouvelle carte de médecine d’urgence, avec les antennes qui pourraient aussi être créées à certains endroits, et les lignes de Smur.
Certains jugent que la création du DES de médecine d’urgence en 2017 a accentué la pénurie d’urgentistes. Qu’en pensez-vous ?
La création du DES était demandée par les enseignants et par le monde hospitalier, notamment parisien, depuis longtemps. Même si elle reconnaît la spécialité et donne des moyens supplémentaires en termes d’enseignement et de recherche, la création du DES fige les choses. Avant le DES, on faisait un DES de médecine générale ou de réanimation, puis on faisait un DESC et on exerçait la médecine d’urgence aussi longtemps qu’on le voulait. Ensuite, on pouvait changer de voie, revenir à un autre exercice ou avoir une activité mixte. Cela donnait une grande souplesse aux médecins urgentistes dont la spécialité et le métier sont parmi les plus difficiles. Si j’avais eu à me positionner, je n’aurais probablement pas créé le DES.
Maintenant il est là. Ça impose de travailler sur les passerelles vers les autres spécialités, sur les questions de deuxième DES ou de formations transversales. Et aussi de travailler sur la qualité de vie au travail des urgentistes. J’ai en tête ce chiffre que l’on nous avait donné pendant nos études : la durée de vie d’un urgentiste aux urgences est de moins de 10 ans. Avec le DES, on ne peut pas se le permettre. Il y a eu des avancées sur le temps de travail. Mais il faut continuer sur la reconnaissance du travail de nuit, de week-end, et améliorer les conditions de travail pour qu’on puisse vieillir urgentiste. Il faut qu’on puisse avoir des aménagements de garde à partir d’un certain âge et permettre à ceux qui veulent se réorienter de le faire.
Malgré le plafonnement des rémunérations, pourquoi n’arrive-t-on pas à juguler l’intérim médical ?
C’est un problème récurrent, croissant, inflationniste. Le Parlement a légiféré il y a un an [avec la loi "Rist", qui prévoit un blocage par le comptable public des rémunérations hors plafond, NDLR], il faut la mettre en application. J’assume de le dire, en sachant que probablement on aura un mouvement des intérimaires, qui se retireront de l’exercice un temps parce qu’ils refuseront de travailler à moins cher. Mais j’assume aussi de dire qu’en réalité, ils sont comme tout le monde, ils ont besoin de travailler pour manger. Et j’aime à penser que quand on est médecin, on a quand même un certain goût pour le service public et l’intérêt général. Il faut casser cette spirale inflationniste. Ça fait partie des problèmes à la racine des services d’urgences. Comment voulez-vous, quand on reçoit des offres à 2.000, 3.000 euros pour 24 heures ou 10.000 euros pour travailler en journée la semaine, que l’hôpital public reste attractif ? Comment voulez-vous que des jeunes qui ont envie de s’engager ne finissent pas par se poser des questions parce qu’ils ont le sentiment d’être les dindons de la farce par rapport à des collègues de promo qui vont travailler moins et s’engager moins dans les services? Il faut casser ce système qui est un cancer.
Vous reprenez les mots de Frédéric Valletoux…
Je l’avais déjà dit, mais pas à une heure de grande écoute. Je suis complètement d’accord avec Frédéric Valletoux !
Si tous les hôpitaux ont réellement les mêmes tarifs et n’ont plus la possibilité de jouer sur la rémunération, certains resteront moins attractifs que d’autres. Quelle solution ?
On en revient à mon propos initial : il faut revoir la carte d’autorisation des services, antennes d’urgences et des équipes de Smur.
Ceux qui sont obligés de payer une fortune pour remplir leur tableau de garde n’auraient pas vocation à demeurer ouverts ?
Il faut voir service par service. Exemple avec l’hôpital de Laval, préfecture de la Mayenne. Il n’est pas question de remettre en cause l’ouverture 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 de ses urgences, qui est essentielle sur un CH de référence départemental. Et pourtant, il est miné par l’intérim. En revanche, pour le SAU de Château-du-Loir, par exemple, qui est plus petit et voit beaucoup de monde, on doit pouvoir réussir à trouver une organisation qui permette d'assurer les soins et leur qualité.
*Sur les 129 SAU concernés, 64 bénéficiaient d'une MMG à proximité directe en 2019.
**11 décembre 2019.
Dans la lignée du rapport Aubert, la stratégie Ma Santé 2022 prévoit de réformer le financement de plusieurs activités : urgences, psychiatrie et SSR. Entrée en vigueur le 1er janvier 2022, la réforme du financement des urgences vise à réduire la part du paiement à l'activité. En effet, ce mode de financement, directement lié au nombre de passages enregistrés, n'incitait pas les établissements à traiter moins de cas légers (qui relèveraient pourtant de la ville) pour se recentrer sur les prises en charge plus lourdes et complexes qui font la véritable spécificité des urgences.
Désormais, le financement des urgences se composent de trois parties :
-une dotation populationnelle, visant à réduire les inégalités entre territoires (60%) ;
-des forfaits activité dépendant des caractérisques du patient afin de mieux reconnaître l'intensité de la prise en charge (38%) ;
-une dotation à la qualité, sur la base de critères spécifiques à la prise en charge des urgences (2%).
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