L'interview choc du Pr Grimaldi : "Agnès Buzyn dit qu'elle voit loin... Quand elle va se retourner, il n'y aura plus d'Hôpital"

18/10/2019 Par Audrey Freynet
Interview exclusive
Le Pr André Grimaldi, diabétologue à la Pitié-Salpêtrière (AH-HP) et héraut du jeune collectif Inter-hôpitaux, livre son analyse de la crise hospitalière. Sans tabou, il remonte aux origines de la crise, et prône des solutions pour enfin s'en sortir.

    Fermeture de lits, difficultés de recrutement, détérioration des conditions de travail pour les soignants… Quelles sont les causes de la crise hospitalière ? Pr André Grimaldi : Dans le début des années 2000, fin des années 90, on a considéré que la médecine devenait industrielle et que l'Hôpital était une entreprise qu'on pouvait soumettre aux règles des "produits standardisés". On quantifie les activités, on les mesure, on les valorise. Nous arrivons à la tarification à l'activité, qui est totale dès 2008 et été mise en place à l'ensemble de l'Hôpital. Même pour ce à quoi elle n'était pas adaptée : les soins standardisés programmés, où il est possible de dire que ça correspond à un tarif. Pour les maladies chroniques ou la psychiatrie, par exemple, c'est totalement inadapté. Aussi, à force de dire à tous les hôpitaux, à tous les directeurs "augmentez l'activité, augmentez l'activité", il n'y a pas d'autres choix que d'optimiser le codage. On en est même arrivé à employer des codeurs professionnels. À la Pitié-Salpêtrière, il y a un codeur professionnel. Alors il est très rentable parce que grâce au "codage-malin", il augmente considérablement les rentrées d'argent. C'est partout pareil, tous les directeurs et médecins ont pour objectif d'augmenter la facture envoyée à la Sécurité sociale … laquelle envoie des contrôleurs. Et bien sûr, ces tarifs à l'acte sont fluctuants. Si vous augmentez l'activité, on vous baisse les tarifs. Il y a cet espèce de jeu de dupe. Moi j'appelle ça la cage du hamster : vous pédalez pour avoir le plus possible de tarification à l'activité et puis on vous baisse les tarifs. Alors vous pédalez encore plus vite. On a baissé de 7% les tarifs en 5 ans. Nous sommes dans une boucle folle. L'activité a été augmentée de 14% ces dix dernières années et le nombre de personnels tout compris (administratif et soignant) n'a lui augmenté que de 2%. Alors évidemment, à un moment donné, ça casse.

C'était une erreur de mettre en place la tarification à l'acte ? C'est que tout le monde a dû se mettre à ce jeu et augmenter l'activité sans cesse, alors même que les maladies chroniques nécessitaient d'en finir avec l'hospitalocentrisme, de construire la médecine de ville. Car un autre problème historique : la France n'a jamais construit un vrai service de médecine de proximité. Donc on a un retard considérable à rattraper dont la ministre a pris conscience.   Quel est le lien entre la médecine de ville et la crise hospitalière, notamment la crise aux urgences ? Elles sont victimes de l'amont qui n'est pas assez organisé et qui fait que tout le monde se rend aux urgence. Nous avons hérité d'une idée totalement hémiplégique, celle de l'hôpital-entreprise. Alors à la rencontre des deux : de la vieille médecine libérale qui reste dominante et de l'hôpital-entreprise "newlook" depuis les années 2000… eh bien il y a les urgences.   Voyez-vous d'autres raisons à cette crise ? Alors l'autre souffrance des services des hôpitaux a été les 35 heures. Les 35heures ont été faites sans embauche de personnel suffisant. Cela a eu comme conséquence qu'il a fallu modeler le temps de travail avec par exemple des infirmières qui commencent parfois à 9h, parfois à 11h… Cela crée une instabilité d'équipe fantastique et il a fallu augmenter les intérimaires. Le travail d'équipe a été abîmé. Et puis ça a été le prétexte de ne pas augmenter les salaires.   Quelles sont les solutions, notamment pour les services des urgences ? Il faudrait travailler en équipe, développer davantage les maisons médicales… Cela commence mais avec beaucoup de retard. Il faudrait aussi revoir le paiement à l'acte, qui n'est pas adapté du tout à la maladie chronique et aux polypathologies. Et puis l'hôpital-entreprise, qui lui est comme une chaîne de production où tous les lits sont occupés et où ceux qui ne sont pas occupés sont fermés. Alors comment voulez-vous gérer les urgences si vous n'avez pas de lits disponibles ? Donc voilà, au carrefour des deux ça casse. Il est donc arrivé ce qu'il devait arriver.   Quelles seraient les solutions à mettre en place à l'hôpital ? La première chose, c'est de revoir le financement. À l'Hôpital, cela peut être des boîtes de financement différenciées entre les chirurgies programmées standardisées et puis les maladies chroniques. Pour ces dernières, il faut revenir à une dotation, un budget annuel cogéré entre les médecins et les administratifs et qui peut évoluer d'une année à l'autre en fonction de l'augmentation ou non de l'activité. Et puis il faudrait qu'une partie revienne à l'équipe, une partie à l'établissement et une partie à la Sécurité sociale. Il faut arrêter avec cette pensée qu'un malade "ça vaut tant", alors qu'il faut financer une population.   La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a intercepté les emails envoyés entre médecins dans le cadre de la création du collectif Inter-Hôpitaux. Elle s'est dite "sidérée" de la "méconnaissance du système, du nombre d'informations fausses dont ils disposent et sur lesquelles ils basent leurs raisonnements". Que répondez-vous à cela ? Si la ministre pense que nous ne sommes pas bons, qu'elle ne se gêne pas. Nous sommes prêts à débattre où elle veut, quand elle veut. Après, pendant un an, elle communiquait avec moi et me disait "je suis d'accord avec vous, je suis d'accord avec vous". Elle ferait bien de nous dire maintenant pourquoi elle n'est plus d'accord avec nous. Je ne sais pas si elle a changé, elle n'a juste peut-être plus de marges de manœuvre. C'est une ministre qui est une bonne élève. Elle est devenue une militante politique et elle n'a de cesse de dire qu'elle est médecin au cas où on l'oublierait. Preuve qu'elle l'a oublié.   Quel est votre objectif avec le collectif Inter-Hôpitaux nouvellement créé ? Pensez-vous possible de fédérer usagers et personnels hospitaliers avec notamment la "grande mobilisation" prévue le 14 novembre prochain ? Créer un rapport de force. Pour que la population comprenne que le système hospitalier est en train de s'effondrer. Au fond, ce mouvement a un sens pour les usagers. Afin qu'ils se demandent : "Nous avons un service de santé, pourquoi on l'abîme ?" Le problème est que la situation est complexe et pas simple à comprendre pour les usagers.   Que pensez-vous de la politique actuelle du ministère de la Santé. Est-ce suffisant ? La ministre de la Santé n'a organisé aucun débat dans les hôpitaux depuis qu'elle est au ministère. Nous lui avions demandé quand on l'avait vue initialement. Elle n'a pas voulu du tout ! Lors du grand débat, elle n'a rien organisé ni dans les hôpitaux ni rien sur la santé ! C'est nous qui avons organisé cinq débats à l'Assistance publique, auxquels elle n'a jamais participé. Donc elle se comporte comme une ministre bonne élève, qui est reconnue et appréciée, qui était une très bonne professionnelle… mais qui maintenant est devenue une militante politique. Dès qu'il y a un problème, elle met une commission, elle dit qu'elle va y travailler. Ou elle fournit des réponses partielles en rajoutant de la complexité à la complexité et des bouts de prime sur des bouts de prime, qu'on récupère ailleurs. De l'argent que l'on prend à droite, à gauche ou des travaux qu'on reporte. En gros, on déshabille Pierre pour habiller Paul. Il faut restructurer mais cela prend du temps et demande des investissements, des moyens et donc une grande réforme pour arrêter de poser uniquement des sparadraps. Mais Madame Buzyn n'a aucun plan pour l'hôpital. Elle dit qu'elle voit loin… Mais quand elle va se retourner, l'hôpital il n'y en aura plus.

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