Portrait de Martial Jardel, le médecin "solidaire" qui repeuple les déserts
Président de Médecins solidaires, le jeune généraliste est un porte-voix du collectif qui entend participer à redonner un accès aux soins de santé primaires aux populations en zones rurales sous-denses. Pour Egora, il revient sur son parcours, qui l’a amené à mettre son talent d’orateur au service de cette cause.
Paris, vendredi 4 octobre, 14h. Martial Jardel hâte le pas, lesté d’une valise, jusqu'au bistrot Le Saint-André, dans le 6e arrondissement, pas très loin des locaux de Médecins solidaires. C’est là que le généraliste de 33 ans a donné rendez-vous à Egora. Cette fois, il devra parler davantage de lui que du collectif. Il en a moins l’habitude, mais s’y prête volontiers. Il commande “un déca”, car il en est à six cafés depuis le matin. Ses fins de semaines, dédiées à l’association, sont sportives.
L’établissement du quartier latin est à mille lieues du Dorat (Nouvelle-Aquitaine), où il exerce. C’est là qu’il a grandi, dans cette commune rurale de Haute-Vienne, distante de la ville - à “1 h de Poitiers, 1 h de Limoges” - socialement “assez précaire”. Le décalage de la ruralité, il l’a vécu, mais “de manière très atténuée”. Parce qu’il est issu d’un milieu “très privilégié”, son père étant médecin. Qu’il a été “entouré” d’une famille “très aimante”, notamment de ses quatre grands frères et sœurs. Qu’il a, via des parents, des attaches avec la ville.
"J’ai choisi deux fois médecine"
La ville, Martial l’appréhende davantage à partir de la 4e, rembobine-t-il. Jusqu’au bac, il est en pension la semaine chez sa grand-mère, à Limoges. Au Dorat, le week-end, il prend le train à 5h30 le lundi pour la préfecture du département. Il y rencontre des camarades “d’une classe socio-économique un peu plus comparable” à la sienne, dont des enfants de médecins. S’il a déjà “une haute idée” du métier grâce à son père, longtemps, il ne l’envisage pas. Il se voit commissaire de police, avocat, businessman. C’est en 1re, en cours de SVT, qu’il aura “le déclic” : fasciné par un schéma sur le diabète, il veut tout savoir de la machine humaine. Son bac en poche en 2008, il entre en fac de médecine à Limoges.
Une “nouvelle vie” s’ouvre à lui. Il est seul en appart, a sa voiture, se fait à manger… Partant du principe qu’il ne fera “pas partie des 10%” à avoir médecine en un an, il “profite”, “travaille très peu”. Sans surprise, il échoue, et embraye sur une deuxième PCEM1. Cette fois, il étudie sérieusement, mais a un souci avec la psycho : il n’arrive pas et se refuse à apprendre par cœur une demi-ramette de polycopiés pour recracher des notions. Il fait l’impasse sur la matière, pensant compenser avec d’autres. Il rate médecine, à 5 rangs près. Mais a dentaire, ce qui ne lui avait jamais “traversé l’esprit”. À Clermont-Ferrand, car il a loupé Bordeaux à une place.
La discipline ne lui plaît pas. S’il ne veut pas dénigrer, pour lui, “ça manque d’enjeux, de profondeur, de globalité”. Le salut arrive en 3e année, quand il apprend l’existence d’une passerelle entre filières, mais “qui n’a rien d’automatique”. Tenter, ou pas ? S’il demeure en dentaire, il n’a plus que trois ans d’études. S’il accède en 2e année de médecine, il lui en reste au moins huit. Il choisit médecine pour la deuxième fois, jugeant que c’est ce qui peut le “rendre heureux”, lui “donner du sens”. Il dépose un dossier, passe devant un jury, et est pris. Retour à Limoges, en 2e année. Une “renaissance”.
Conscient d’avoir été “rattrapé par le slip”, il s’investit “beaucoup dans ses cours”, mais c’est un “vrai bonheur”. En parallèle, il intègre La Balise, une troupe universitaire d’improvisation. Il n’a pas à apprendre de texte, ça lui va. C’est d’abord pour lui un “moyen de monter sur scène et de prendre la lumière”. Puis il découvre sa vraie valeur : l’écoute. En 5e année, il est devenu président de la troupe quand il reçoit un mail d’Eloquentia. L’association qui forme à la prise de parole en public annonce son implantation à Limoges. Il en pousse la porte. Revient chaque semaine. Et “adore ça”. En mars 2017, il remporte le concours d’éloquence de l’antenne locale.
"Ils m’ont aidé à construire un plaidoyer"
En fin de second cycle, Martial Jardel observe ses amis “bosser comme des fous l’internat”. Lui ne voit pas pourquoi il se “ferait du mal” : il ne se sent “pas l’âme d’un spécialiste”, “pas forcément capable”, et la médecine générale “l’enthousiasme”. Il vise d’abord Limoges, puis décide de changer d’air. Il n’a pas assez “performé” pour Bordeaux. Ce sera Paris, où il débarque en 2017. Il en adorera “l’énergie”, “l’effervescence de projets, de rencontres”. Le limougeaud est donc résident de la capitale quand y est organisée la première finale nationale du concours Eloquentia, entre gagnants des éditions locales.
Sous la coupole de l’Institut de France, il affronte les candidats de Saint-Denis, Nanterre, Grenoble. Un moment “extraordinaire”, d’autant qu’il gagne, devant ses parents, “émus aux larmes”, et obtient ses premiers articles de presse. Il passe d’autres concours, ça l’amuse beaucoup, mais il se questionne : ne devrait-il pas être acteur ? Non, il ne se voit pas “passer son temps à jouer la comédie”. Certes, il regrette de ne pas plus utiliser sa “facilité à parler en public”. Mais si, à force de travail, il maîtrise l’art oratoire, il n’a pas (encore) de cause à défendre.
S’il a conscience du problème démographique en zones rurales, il ne se sent “pas très concerné”. Il prévient donc son père, médecin au Dorat depuis 1985, qu’il ne prendra pas sa suite à sa retraite en juin 2021. Il ne veut pas s’installer de suite non plus, alors il remplace. À SOS Médecins Grand Paris et dans une MSP du 20e, post-internat. Puis, une fois thésé* en mars 2021, dans le cadre d’un Tour de France en camping-car. L’idée : “kiffer”, engranger de l’expérience d’abord, puis relayer les praticiens des territoires ruraux ciblés - "un peu comme le mien" - pour qu’ils puissent partir en congés. Il en retient que la mobilité n’est pas incompatible avec l’exercice de la médecine générale. Et que c’est “la qualité de l’équipe humaine, du collectif, du facteur humain, qui tracte un projet de santé".
Son périple suscite l’engouement des médias. Sa mère ne comprend pas : “Ils n’ont rien d’autre à raconter ?” Lui aussi est surpris : c’est sympa, le camping-car, mais sinon, il n’a “rien inventé. Je remplace comme beaucoup de mes confrères et consœurs”. Mais ça l’amuse, alors il dit “oui à tout le monde”. Il aura même un article dans le New York Times - il l’a affiché dans son bureau. Or les questions des journalistes l’ont fait “réfléchir à [son] action”, à laquelle il ne donnait jusque-là “pas forcément beaucoup de sens. C’était un peu intuitif, un peu instinctif”, analyse-t-il a posteriori. Ceux-ci l’ont “aidé à construire un plaidoyer sur la médecine générale”. Sorti du Tour, il est un “militant” qui “défend la médecine générale dans les territoires ruraux”.
Demander peu à beaucoup
Il l’a, sa cause. Pour s’engager davantage, il va accepter, à partir de novembre 2021, de remplacer une semaine sur deux une ex-collègue de son père à la MSP La santé en marche, au Dorat. Elle veut “baisser un peu le rythme”, c’est l’occasion pour lui de “mouiller la chemise” pour son village, qui souffre. Il y a une tension sur l’accès aux soins, mais pas que : il est passé de 3 000 à 1 700 habitants, nombre de commerces ont fermé, le tissu social s’est appauvri… Pour contrer ce “délitement”, il veut faire sa part, c’est de l’ordre du “défensif”. Il ne le regrette pas : “J’ai mis le doigt dedans et j’ai adoré exercer là-bas. Je me sens chez moi, je soigne des gens que je connais depuis que je suis petit, les visages de mon enfance, mon institutrice.”
Il a 30 ans, et pas envie de s’insérer dans “un discours morose qui n’a pas de perspective. Où on se contente de dire : ‘Les politiques sont tous des pourris’, ‘il n’y a pas de solution’”. Alors il veut être force de proposition. C’est aussi le cas de l’association Bouge ton coq qui l’a contacté pendant son tour. Celle-ci entend soigner un milieu rural victime d’hémorragie de services (d’abord avec ses épiceries solidaires) et s’intéresse à la santé. Ensemble, ils vont penser des itinéraires de remplacements, avant d’y renoncer : pour ne “pas être un tour opérateur” pour médecins exigeants ; parce qu’une telle plateforme leur demanderait une “énergie de dingue” ; et que ça ne répondrait pas à la question : comment faire quand il n’y a plus de médecins ?
Martial cogite. Finit par poser le problème de façon pragmatique : les médecins ne s’installent pas dans ces territoires, car c’est trop d’engagement. Donc il faut le diminuer. Donc augmenter le nombre de médecins, pour qu’ils se relaient. Au lieu de demander beaucoup à peu, il faut demander peu (1 semaine par an) à beaucoup. L’innovation organisationnelle séduit Bouge ton coq. Ce sera le pilier du concept de l’association Médecins solidaires, qu’ils cofondent en 2022. Ils bâtiront autour tout un système (rôle crucial des coordinatrices, sensibilisation à une excellente traçabilité des dossiers, etc.) et s’entoureront de partenaires pour rendre cette idée possible.
Peut-être que d’autres y ont pensé avant, suppose Martial Jardel, mais la mise en œuvre n’est pas simple. Techniquement, financièrement : lui a eu la chance de bénéficier de l’expertise de Bouge ton coq en ingénierie de projet. Nerveusement, car promettre un meilleur accès aux soins n’est pas anodin. Ils se sont lancés avec un centre Médecins solidaires à Ajain (Creuse), parvenant à obtenir le soutien de l’ARS en fournissant 20 lettres d’engagement, dont la moitié au bluff, Martial faisant croire qu’il ne lui en manquait “plus qu’une”. Il a assuré derrière en postant une annonce sur 30 groupes de remplacements, séduisant assez de médecins pour faire tourner six mois le centre. Et puis les médias se sont intéressés à l’initiative... Aujourd’hui, six centres (dont les communes assument les charges immobilières) sont ouverts 50 semaines par an : à Ajain (Creuse) ; Bellegarde-en-Marche (Creuse) ; Charenton-du-Cher (Cher) ; Chantenay-Saint-Imbert (Nièvre), Arnac-la-Poste (Haute-Vienne) et à Ménigoute (Deux-Sèvres). Un autre le sera d’ici fin d’année, à Reuilly (Indre).
"J'ai découvert l’insomnie"
Médecins solidaires ne prétend pas être LA solution. Mais à deux ans de distance, il y a des motifs de satisfaction. Il n’y a pas eu de défaillance, 5 250 patients ont déclaré un centre comme médecin traitant (dont 26% en ALD), 29 000 consultations y ont été effectuées, 500 médecins ont rejoint le collectif (remplaçants, retraités, libéraux, salariés, de différents âges, différentes régions…) Et les témoignages sont positifs : s’il n’y a pas eu d’installation, les patients se satisfont des regards croisés sur leur dossier médical, eux comme les maires font part de leur soulagement et relatent les effets sur l’attractivité…
Côté praticiens, 99% de ceux ayant fait au moins une semaine (salariés à 1 000 euros net la semaine) “manifestent leur envie de revenir”, fait valoir le médecin, un chiffre issu du dernier questionnaire de satisfaction. Ils témoignent s’être sentis très utiles, avoir apprécié de pouvoir se recentrer sur leur cœur de métier en étant déchargés de la logistique et de l’administratif, mais aussi de trouver un espace pour défendre une médecine humaniste et de proximité. Pour autant, Martial Jardel raconte ne s’être “jamais dit : ‘C’est un succès’”.
“Tout peut s’arrêter demain, soulève-t-il, plus sombre. Il suffit qu’on ait les yeux plus gros que le ventre, qu’on ouvre trop de centres trop vite, qu’on structure mal notre truc et qu’il y ait des centres dans lesquels on n’arrive plus à fournir de médecins”. Il dira que c’est un succès “le jour où on aura 2 000 médecins dans le collectif, et qu’on aura réussi à ouvrir 21 centres qui tournent bien”. 21, c’est “le nombre de centres à partir duquel on pourra autofinancer le fonctionnement de l’association et on n’aura plus besoin de subventions publiques”. L’horizon a été fixé à 2026. D’ici là.. “J’ai découvert l’insomnie”, confie le jeune président. Même si à ce stade il n’y a pas d'inquiétude.
On sent le poids de la responsabilité. Vis-à-vis des patients, des communes. Et des salariés de l’association qui officient dans l’équipe centrale et dans les centres : ils seront 25 à la fin de l’année. Être prudent n’empêche pas de prévoir des suites : “L’intégration d’étudiants, le développement des infirmières en pratique avancée, l’agrégation de spécialistes, d’une certaine médecine mobile qui pourrait se déployer d’un centre à l’autre, d’un mouvement de prévention auprès des habitants par la force de ce réseau”. Mais la priorité est de “construire une offre de soins primaires, de médecine générale, très structurée, solide, sans se disperser”.
"Il ne faut pas qu’on se désengage"
Le succès pourrait-il être de ne plus avoir besoin de centres Médecins solidaires en raison de l’installation de médecins généralistes ? “Mon rêve est de faire une grande fête de la dissolution, parce qu’il y a des médecins qui s’installent à la place”, approuve Martial Jardel, pour qui “tout projet a une fin”. Il espère que celle du mouvement “sera heureuse”. Mais on n’en est pas là. Aujourd’hui, Médecins solidaires se fait une place. Aux côtés de l’association de citoyens contre les déserts médicaux, par exemple, qui “soutient notre action”. Des syndicats médicaux, avec qui “ça a toujours été un peu froid et distant”. Le collectif – dont certains membres sont syndiqués – gêne un peu les revendications, comme la revalorisation (lui prône une rémunération solidaire : 1 000 euros net hebdomadaires). Mais au final, c’est “un projet assez consensuel”.
Son action est scrutée par les médias : on ne compte plus les publications, les reportages - souvent avec Martial Jardel en tête d’affiche, mais pas que, car c’est un collectif. Il y a des documentaires français – “Médecins solidaires”, “Prête-moi ton docteur” –, Allemand : “Power für die provinz” –. Elle est observée par les élus locaux : “On est très bien accueillis dans les territoires”. Par les élus nationaux : pour son premier déplacement, la ministre de la Santé et de l’Accès aux soins Geneviève Darrieussecq a ainsi choisi le centre d’Ajain, “une belle reconnaissance de notre action, ce qui aurait pu ne pas être le cas. On avait peur, à un moment, que les responsables politiques se détournent un peu de nous en disant : ‘Médecins solidaires, c’est de l’humanitaire dans les territoires, si on valide ça, quelque part on dit ‘On n’a pas fait le boulot’”
Lui rappelle que les responsables politiques d’aujourd’hui ne sont pas comptables “des décisions prises il y a vingt ans” ; que cela dépasse les politiques de santé publique, car “le problème de l’accès aux soins est mondial”... Il fait aussi valoir que dans un temps politique mouvant, il est difficile de “définir une conviction un peu stable”. Et met en lumière “la défiance que provoque la moindre affiliation à un projet politique partisan” actuellement. Aujourd’hui, juge-t-il, le “militantisme de la ruralité” porté par Médecins solidaires, apolitique, est “bien plus puissant que n’importe quelle affiliation à un parti politique, et donc à une doctrine, et donc à une suspicion de non-sincérité”.
À ceux qui reprochent aux pouvoirs publics de ne pas faire leur travail, il oppose que si, que leur rôle est “d’accompagner les idées, ce qu’ils font très bien avec Médecins solidaires. On est soutenus, financés”. Surtout, il considère que “nous, en tant que citoyens, il ne faut pas qu’on se désengage de la vie publique [...] On a le droit d’avoir des idées”. Dressant un parallèle entre Médecins solidaires et “C’est qui le patron !”, une société coopérative d'intérêt collectif de l’agroalimentaire, il explique : “Les médecins, les consommateurs, on est engagé si tant est qu’on nous propose un modèle dans lequel on peut s’impliquer”, et à condition qu’il n’y ait “aucune ambiguïté”, soit “aucune vision lucrative derrière”, aucune intention de “développer un avantage quelconque”. C’est justement le propos de Médecins solidaires. “Moi, vraiment, je deviens un militant de la société de contribution, au lieu de la société de consommation”, pose-t-il.
Ce sera le mot de la fin. Il file prendre le métro pour ne pas manquer son train, direction Poitiers. Puis il prendra un TER pour Le Dorat. Il y exerce désormais trois jours par semaine, en tant que médecin de famille. Là, il entamera chaque journée, comme à son habitude, par un café au lait dans une tasse en porcelaine de Limoges.
*Dans sa thèse, il fait un parallèle entre une consultation de médecine générale et l’improvisation.
Bio express :
9 mars 1991 : naissance à Limoges (Haute-Vienne)
2008-2010 : rate deux PCEM1 à Limoges, part en dentaire à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme)
2012 : passerelle vers la 2e année de médecine, à Limoges
2017 : débute l’internat de médecine générale à l’Université Paris-Descartes
Février 2018 : remporte le concours national Eloquentia
Mars-août 2021 : Tour de France des remplacements
Depuis novembre 2021 : exerce à la MSP La santé en marche, Le Dorat (Haute-Vienne)
2022 : co-fonde l’association Médecins solidaires.
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