Une marée noire, saupoudrée de blanc. La manifestation du collectif SOS Retraites de lundi 16 septembre à Paris a rassemblé des milliers d'avocats en robe sur le trajet de la place de l'Opéra à celle de la Nation, pour protester contre la réforme des retraites en préparation. Comme l'anticipaient les syndicats de médecins libéraux, les blouses blanches n'étaient pas venues en masse : une cinquantaine de médecins s'étaient rassemblés sous les bannières de la FMF et de l'UFML, assortis de quelques anesthésistes du Bloc. Quelques infirmières libérales, kinés, orthophonistes se sont joints à la marche. Les pilotes de l'air, stewards et hôtesses de l'air étaient aussi de la partie, en costume de travail.
La plupart des praticiens croisés ce jour ont dû renoncer à une journée de soins pour venir défiler à Paris et exprimer leur sentiment d'injustice. C'est le cas de Dominique, 55 ans : ce généraliste mosellan est venu représenter l'ensemble des libéraux de sa maison de santé. "M. Macron veut prendre l'argent qu'on a mis de côté en bon père de famille depuis de nombreuses années pour redistribuer à l'ensemble du système donc ça c'est un casus belli", dénonce cet habitué des manifestations, qui craint que les réserves durement acquises du régime complémentaire de la Carmf (6 milliards) ne servent à renflouer les autres régimes moins vertueux. Une inquiétude maintes fois entendue.
"On a surcotisé pendant des années pour constituer des réserves et elles vont être récupérées par le système", s'agace Florence, 54 ans, généraliste dans la Manche. "Avant même la mise en place de la réforme, l'Urssaf va récupérer la gestion des cotisations, dans son opacité habituelle", ajoute son mari, qui exerce dans le même village. Le transfert pressenti de la collecte des cotisations aux Urssaf, aussi lointain soit-il (2022, 2023, 2024 ?), ulcère les cotisants. D'autant qu'une nouvelle vient de tomber... : un décret visant à préparer l'harmonisation des cotisations fiscales et sociales, sous la houlette du ministère du Budget, est paru au Journal officiel. La veille, la directrice de la Sécurité sociale (DSS) Mathilde Lignot-Leloup recevait les syndicats gestionnaires de la Carmf, furieux… Une provocation, juge le Dr Olivier Petit, le "Monsieur retraite" de la FMF. "Les médecins ne savent pas se défendre" Boulevard des Capucines, les cortèges d'avocats (dont beaucoup de jeunes) défilent à n'en plus finir, au son des sifflets et des sirènes. Qu'on le veuille ou non, les professionnels du soin – une centaine au total – pâlissent un peu de la comparaison. "Les médecins n'ont pas de tradition syndicaliste et ne savent pas se défendre", estime Catherine*, gynécologue médicale à Bordeaux, à un an de la retraite. "Quand ils vont comprendre ce qui leur tombe dessus, ils vont vraiment avoir l'impression d'être trahis." Il faut dire que le jour choisi – un lundi – ne favorise pas les médecins, qui doivent éponger l'afflux de patients du week-end. "Il faut être réaliste : ce sont les avocats qui ont initié le mouvement, nous ne nous sommes que greffés dessus un peu tardivement", admet Jérôme Vert (AAL, Le Bloc).
Riche en cinquantenaires et soixantenaires, la manifestation a toutefois recruté aux extrêmes de la pyramide des âges. De Pierre, 76 ans, ancien "médecin de famille" parisien – "on a décidé d'appauvrir les médecins : eh bien aujourd'hui nous avons une pauvre médecine" – à Rémi, étudiant en D2 à Paris Diderot, venu pour assouvir sa curiosité politique. Tee-shirt "Revolutionary" et boucles brunes, le carabin est un des seuls jeunes médecins à battre le pavé contre les retraites. "Il y a beaucoup d'impuissance chez mes camarades, qui se disent : quoi qu'il arrive, on travaillera jusqu'à 80 ans", note-t-il. "Je voulais apprendre quelles étaient les modalités de cette réforme et discuter avec les autres professions, parce que je me rends compte que c'est un problème plus global, qui ne concerne pas que la médecine : le manque de moyens, la difficulté à remplir les missions de service public…" Une mobilisation qui reste à construire Des cinq syndicats représentatifs de la médecine libérale, deux seulement ont appelé à la manifestation (FMF, Le Bloc), aux côté de l'UFML de Jérôme Marty. Les autres (MG France, CSMF, SML) préfèrent jouer la carte de la concertation, espérant négocier les contours d'une réforme encore très floue et au tempo lent (été 2020 pour le vote au Parlement). "Les syndicats espèrent négocier mais je crois qu'ils rêvent : le gouvernement sait bien ce qu'il fait", veut croire Florence, 63 ans, généraliste à Amiens. Elle-même est encartée à la fois chez MG France, le SML, la CSMF, mais défile aujourd'hui sous l'imposant ballon rouge de la FMF. "On est peut-être les moins nombreux mais on a le plus gros ballon !", s'exclame une militante en riant…
Mais entre des troupes faiblement mobilisées, un front syndical encore désuni et des moyens d'action limités, la grogne des syndicats les plus contestataires a-t-elle une chance d'infléchir en profondeur l'action du gouvernement ? "Ils vont regretter les gilets jaunes parce que nous quand on va s'arrêter, ça va vraiment s'arrêter", jure Jérôme Vert (AAL, Le Bloc). Les présidents de l'UFML et de la FMF n'hésitent pas non plus à agiter la menace d'une grève des soins. Mais pour l'immense majorité des manifestants interrogés ce jour, ce n'est pas même une option.
"Non, pas l'arrêt des soins : les patients n'y sont pour rien", tranche Dominique, le médecin de Moselle. "Je ne veux pas de morts sur la conscience", évacue Florence, la généraliste picarde. "Est-ce que vous vous rendez-compte de l'horreur que vous dites ? C'est une horreur, nous n'avons pas le droit !", s'étrangle Pierre, le retraité parisien. Tous refusent de pénaliser les patients, pour lutter contre une réforme des retraites dont le principe est déjà bien engagé. Gros ballon ou petit ballon, est-il possible de lutter contre le vent dominant ? * Le prénom a été modifié.
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