"On parle très peu de notre métier, et on en parle très mal" : les confidences d’un légiste, médecin des morts et des vivants
“Journal incorrect d’un médecin légiste”, Michel Debout, Les Editions de l’atelier, 16 euros.
Egora.fr : Concernant le titre de votre ouvrage, le qualificatif "incorrect" est un peu faible quand on lit le récit de vos combats pour l'avortement, contre l'Ordre des médecins…
Dr Michel Debout : C'était un clin d'œil au "politiquement correct". Effectivement, j'ai hésité à mettre "Journal d'un médecin légiste en colère", ce qui aurait pu correspondre à mon état d'esprit, à la façon dont j'ai pratiqué mon métier.
Vous êtes en effet très engagé…
Oui, et depuis le début. Ce sont les éléments auxquels j'ai été confronté qui ont fait cet engagement. Si je n'avais pas été confronté à la mort inexorable de cette femme dans un service de gynécologie [suite à un avortement clandestin, qu'elle a tu jusqu'au bout NDLR]... Alors que je n'étais pas encore favorable à l'avortement, j'étais encore très jeune et je n'avais pas forcément réfléchi à cette question. On n'en parlait d'ailleurs pas. Il y avait un silence terrible autour de ces femmes. Ce qui m'a vraiment marqué, c'est ce silence qui l'a tuée. Elle se sentait tellement coupable, en danger, rejetée qu'elle ne pouvait plus parler. Ça, dans la relation médicale, c'est insupportable. C'est ça qui a déterminé la suite : d'abord mon combat pour l'avortement, puis contre l'Ordre, contre les églises, contre les violences faites aux femmes et finalement contre toutes les violences… Que ce soit les violences entre les personnes, ou les violences sociales auxquelles nous, les légistes, sommes confrontés.
Quel regard portez-vous sur l'évolution de votre spécialité ?
On est à la croisée des chemins. Ou l'on poursuit sur le chemin d'un humanisme médico-légal ou alors ce sera la police scientifique, la technologie qui emporteront tout ; il n'y aura même plus de médecin, que des scientifiques ou des techniciens. Il n'y en a qui ne veulent pas que l’on soit médecin... Pour moi, le médecin est une personne indépendante, qui a sa propre déontologie, ses valeurs à défendre. Évidemment, le procureur est habitué à donner des ordres à tout le monde, mais il y a une difficulté à ce qu'il nous donne des ordres. On est sous son autorité, mais on a aussi la possibilité de décider de ce qu'il y a lieu de faire ou de pas faire et surtout des réponses à donner. Cette indépendance-là me paraît essentielle et je regrette que le public n'en ait pas toujours conscience. D'ailleurs on parle très peu de notre métier. Et on en parle très mal : on est présentés comme des personnages un peu falots, complètement soumis aux flics. Ça ne correspond pas à la réalité, en tout cas pas à celle que j'ai voulu mettre en œuvre quand j'ai pratiqué la médecine légale.
Vous écrivez avoir voulu en faire une "médecine à part entière" et non une "médecine à part"…
C'est ce que j'ai défendu, parfois avec difficulté, car tous les collègues ne partageaient pas ce point de vue. Ils pensaient qu'être un peu soumis au procureur permettait d'avoir plus d'affaires à gérer… C'est parfois un peu malsain les relations entre les médecins légistes, la police et la justice. Je ne dis pas qu'il ne doit pas y avoir de relations personnelles : j'ai eu des relations amicales avec certains procureurs, certains policiers, mais ça n'allait pas au-delà d'une certaine facilité de travailler ensemble, chacun gardant sa pratique. Je me méfie du mélange des rôles : quand un procureur...
se prend pour un médecin, qui se prend pour un juge, qui se prend pour l'assistante sociale, etc. Il y a des fonctions différentes. Je respecte la fonction de policier, qui est difficile, ingrate et mal considérée aujourd'hui, mais je n'ai pas choisi d'être policier. Et je ne voudrais pas que les médecins légistes deviennent des super-flics, des "experts" qui dans le même mouvement font l'autopsie et arrêtent le coupable.
Arrive-t-il que des étudiants en médecine soient déçus en découvrant que la spécialité n'a rien à voir avec sa représentation dans les séries policières ?
Il y a un risque, mais au contraire, ceux que j'ai rencontrés sont heureux de rester médecin. Dix-douze ans de médecine pour faire des enquêtes policières, ça n'aurait pas de sens. Il vaudrait mieux former des enquêteurs de police scientifique. C'est important pour les justiciables, donc nous tous, et pour les victimes, pour la compréhension des violences entre les personnes, que ce soit des médecins indépendants qui remplissent cette fonction de légiste.
Votre ouvrage montre que le médecin légiste est le témoin direct des violences de notre époque… La société d'aujourd'hui est-elle plus violente ? L'avez-vous constaté au cours de votre carrière ?
Oui et non. Je pense qu'il y a moins de violences graves ou mortelles. Le taux de meurtres a diminué, globalement. Notamment les meurtres de prédation, pas les féminicides. Mais il y a peut-être plus de violences psychologiques, de relations d'emprise, de harcèlement. C'est justement l'intérêt d'avoir des médecins à la fois formés sur les effets physiques mais aussi psychologiques voire relationnels sur l'état des personnes. Je disais souvent aux étudiants qu'au cours de ce qu'on appelait "la consultation pour coups et blessures volontaires" -maintenant on parle d'agressions et de violences- que l'important n'est pas de mesurer et décrire l'hématome, c'était de faire expliquer par la victime ce qui lui est arrivé : comment elle se trouvait lorsqu'elle a été agressée, où elle se trouvait, dans quel état d'esprit elle se trouvait, si elle a été insultée, humiliée, est-ce qu'elle s'est sentie atteinte dans son intimité etc. On s'aperçoit que la même intensité de violence peut être vécue de façon différente si elle survient chez quelqu'un bien dans sa peau ou si elle survient dans un moment où déjà tout va mal et peut faire basculer la personne dans une fatalité de l'existence qui peut être très mortifère. Il faut donc commencer par le commencement. Une violence, c'est toujours quelque chose de vécu, pas simplement subi. C'est ce vécu qu'il faut permettre à la victime d'expliquer et oui, ça peut prendre du temps car elle doit se sentir en confiance… C'est plus rapide de mesurer, décrire et situer un hématome.
Parmi tous les cas de violences auxquels vous avez été confronté, quel a été le plus marquant ?
Une scène d'effroi dont je parle dans le livre… Le cas de cette personne qui s'est suicidée en se pendant et se tirant un projectile dans la tête. Cette image de pendu sans tête… Cette violence était dirigée contre son épouse, il savait très bien que c'est elle qui le découvrirait. Je dis souvent que si le suicide est violent contre soi (on est à la fois l'auteur et la victime), c'est parfois aussi une violence contre l'autre, qui n'a pas suffisamment aimé, qui n'a pas été présent comme il le fallait ou qui n'a pas répondu à ses attentes – c'est ressenti comme ça. Moi-même quand j'ai vu cette scène, j'ai eu un moment d'effroi.
D'autres scènes m'ont atteint, notamment quand j'ai dû autopsier une fillette...
qui avait l'âge de ma propre petite-fille et qui lui ressemblait. J'insiste là-dessus : être confronté à la mort de l'autre n'est pas anodin, ça a des effets sur nous-mêmes. Tous ceux qui participent à des scènes de crime -qu'ils soient policiers, médecins, pompes funèbres…- ont à gérer ces images qui deviennent traumatiques pour eux et malheureusement, on ne fait rien. A aucun moment, les professionnels ne peuvent parler de la façon dont ils ont réagi à cela, on les abandonne un peu à leur traumatisme et il y a parfois des conséquences très retardées. On se dit "ça va passer", "j'en ai vu d'autres" mais l'atteinte psychique survient parfois à son insu et ça peut être douloureux et perturbant, en fonction de sa propre histoire. Il ne faut pas hésiter à parler. Je dis souvent aux policiers "vous êtes comme tout le monde et je suis comme vous". Il n'y a pas de surhomme, on ne s'habitue pas à ce qui est violent.
Vous évoquez aussi cette "violence indicible" qui a été faite aux morts du Covid et à leurs proches durant la première vague, du fait de l'interdiction des visites… A ce sujet, vous déplorez le silence des médecins légistes. Pourquoi?
Ils auraient dû dire qu'il faut tout faire, tout, pour permettre aux proches de se recueillir auprès des corps. C'est essentiel. On a beaucoup parlé de ce qui est essentiel ou de ce qui ne l'est pas : là, je peux vous dire que c'est essentiel pour les proches! Quand on a un mort, qu'on n'a pas pu l'accompagner dans les derniers moments de sa vie et qu'on ne peut même pas le voir après sa mort, c'est une violence indicible oui. Ces familles-là, dans un an, deux ans, auront peut-être des effets psychiques graves tellement c'est violent et tellement on n'en a rien dit. Il aurait fallu faire une étude pour connaître le temps de survie du virus après la mort. Mais on a décidé qu'il fallait tout de suite placer le défunt en cercueil fermé…
Comme au temps de la peste…
Exactement, mais depuis la peste, la science et la médecine ont avancé ! On est sortis un peu de la médecine pour rentrer dans la magie, avec cette mort qui rôde et nous qui devions nous protéger sans rien savoir de ce qu'il se passait... Globalement, je pense qu'on a été très infantilisés, au moins pendant la première vague. Quand on nous dit qu'on est “en guerre”, ça signifie qu'on est des petits soldats, que ce sont les généraux qui décident. En même temps, on nous disait d'être responsables. Il faut choisir ! Ou on est considérés comme des citoyens responsables et on nous donne toutes les informations, ou bien on est considérés comme des petits soldats, mais à ce moment-là, on change de régime politique.
Là, il y a eu un manque de compréhension du besoin humain. L'humain est le seul être vivant à enterrer ses morts; même chez les animaux les plus proches de nous, il n'y a pas de rituel d'enterrement. L'humain est le seul être vivant à avoir conscience de sa propre mort, c'est d'ailleurs pour cela qu'il se construit dans l'histoire. Et c'est en se confrontant à la mort de l'autre qu'on prend conscience de notre propre finitude. A la naissance, on naît à la vie. Mais c'est la mort de l'autre qui nous fait naître à la vie humaine, pas seulement biologique ou animale. Ce rapport... au corps de l'autre, à la mort de l'autre est donc essentiel. Encore plus lorsqu'il s'agit de proches, avec toutes les réactions affectives que cela va provoquer, surtout lors de morts violentes. Des réactions d'incompréhension, de choc, de sidération, d'impuissance, d'injustice… tout cela survient de façon très massive dans un temps très court. J'ai vu des personnes venir urgemment dans le service pour voir leur mort… J'ai instauré une règle dans mon service : toujours permettre à ces familles de se recueillir auprès de leur mort, et si l'état du corps pouvait poser quelques problèmes, il s'agissait de voir comment faire au mieux. Plutôt que de dire "c'est interdit", souvent d'ailleurs pour ne pas créer de complications…
Les proches ont aussi besoin d'être là juste avant la mort. Ceux qui sont morts du Covid ont dû ressentir ce manque… Nous étions là face à des morts nombreuses, rapides et inopinées. Cela ressemblait à une situation de mort violente. J'étais en colère, car à aucun moment, quelqu'un a pensé qu'un médecin légiste avait peut-être quelque chose à dire, comme si on n'existait pas. Mais moi je fais tout pour qu'on nous entende, en tout cas depuis quelques années… Peut être qu'on gêne? En tout cas je pense qu'on a mal défendu notre discipline. Nous n’étions pas d'accord sur ce qu'il y avait à défendre. Cette vision humaniste que j'essaie de définir pour la médecine légale, certains ne la partagent pas.
Puisque l'on aborde le traitement réservé aux morts… Que révèle selon vous l'affaire du "charnier" de la faculté de médecine Paris-Descartes?
Ça m'inspire beaucoup d'incompréhension. Est-ce que les médecins eux-mêmes avaient une connaissance de ce qu'il se passait ? J'ai fait une enquête sur ce que l'on appelle les morgues hospitalières, où se retrouvent les corps des patients décédés. Ils sont accueillis par des agents, qui vont les traiter au mieux et les présenter aux familles. Vous ne pouvez pas savoir combien d'entre eux m'ont dit qu'il n'avait jamais vu un seul médecin de l'établissement où ils travaillaient ! Pas un seul! Il y a peut-être, paradoxalement, une difficulté particulière des médecins à se confronter à la mort de l'autre. On peut ressentir de l'impuissance, de l'échec… Mais le soin n'est pas un échec. Personne n'est immortel donc le médecin n'est pas là pour garantir la survie, mais apporter du soin, du confort. On les soigne jusqu'à la mort et ensuite on ne s'en préoccupe plus… On ne sait pas où ils vont et on ne sait pas qui s'en occupe. Il y avait une vraie dévalorisation de ces agents. C'est la raison pour laquelle j'ai imposé que l'on ne parle plus de morgue mais de service mortuaire, au même titre que les autres services hospitaliers. C'est une continuité des soins, non pas une rupture.
Donc ça vaut aussi pour ce lieu où l'on n'a pas accueilli mais entassé des corps de façon scandaleuse. Doublement scandaleuse, d'abord car ce sont des corps humains et ensuite, parce que ce seraient des médecins qui auraient fait ou laissé faire ça alors qu'ils sont justement là pour témoigner de l'humanité des corps morts.
Demain, retrouvez des bonnes feuilles du “Journal incorrect d’un médecin légiste” sur Egora.fr
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