"Un corps retrouvé dans une ruelle" : le cours en réalité virtuelle des internes en médecine légale

27/07/2023 Par Mathilde Gendron
Depuis septembre 2022, les internes en médecine légale du CHU de Rouen peuvent bénéficier d’entraînements, à l’aide de la réalité virtuelle. Dix scénarios sont proposés pour permettre aux étudiants d’effectuer une levée de corps dans des conditions qui se rapprochent le plus de la vie réelle. Egora a pu assister à l’un de ces cours particuliers. Reportage. 

 

12h15, le Dr Benjamin Mokdad, professeur de médecine légale et de balistique au CHU de Rouen (Seine-Maritime), sort tout juste d’une réunion. Son planning est millimétré. Il profite du temps de sa pause déjeuner pour filer jusqu’à la bibliothèque du bâtiment de l’Institut de médecine légale. Les stores sont baissés et les tables empilées pour laisser le centre de la salle vide. Au fond, un écran d’ordinateur est installé, que le légiste s’empresse d’allumer. Il sort un casque, des manettes qu’il branche à la tour centrale. Une personne frappe à la porte. Elise Hardoin, 26 ans, interne en 2e année de médecine légale franchit le palier. Vêtue de sa blouse blanche, elle salue son professeur et enfile son casque et ses manettes. Elle vient s’entraîner à la levée de corps en réalité virtuelle à l’aide d’un simulateur. A travers ses lunettes, elle ne distingue plus la bibliothèque dans laquelle elle se trouve. Elle est plongée dans une salle virtuelle : le bureau du médecin légiste. Une table sur laquelle sont posés plusieurs dossiers se trouve juste devant l’interne. Elise en choisit un grâce à sa manette qui définit son scénario pour cet entraînement. “J’ai déjà fait un homicide dans une chambre d’hôtel, un décès par arme à feu dans une entreprise et une découverte de deux corps dans une forêt”, se souvient-elle. Le Dr Mokdad l’oriente alors vers un autre dossier : “un corps retrouvé sans vie dans une ruelle”. Les premières informations récupérées par les enquêteurs s’affichent à l’écran. “A 6h30 du matin, bruit entendu dans la nuit par des voisins en provenance de l’appartement situé au rez-de-chaussée", lit l’interne, c’est parti ! 

A travers son casque, Elise découvre la scène de crime. Avec déjà quatre entraînements à son actif, elle sait qu’il ne faut pas “foncer” directement sur le corps de la victime, mais qu’il faut avant tout observer. “On se situe dans une ruelle fermée d’un côté par un portail. Il y a des traces de projection de sang au début de la ruelle. Un vélo est allongé et à côté le corps d’une jeune femme. On dirait qu’elle a un traumatisme au niveau facial et cervical”, relève Elise. Mais avant de toucher quoi que ce soit, l’interne s’habille virtuellement. Dans sa mallette, plusieurs outils : masque, charlotte, gants, surchaussures et même une éponge. “C’est un outil piégeux qu’il ne faut justement pas utiliser. La première fois ils se font tous avoir”, confie le Dr Mokdad en souriant. Elise appuie sur ses manettes pour enfiler ses équipements. Elle s’approche ensuite à l’aide de sa manette vers le corps de la victime. “C’est un sujet jeune, leucoderme, de sexe féminin, porteur d’un débardeur noir avec un motif tête de mort. Elle est vêtue d’un short en jean gris et d'une culotte grise. Les cheveux sont courts, rasés de près. Les yeux semblent de couleur foncée. Il existe un tatouage monochrome en région temporale gauche. On constate également une lésion en région frontale droite”, analyse l’interne. 

 

 

L’analyse des lésions 

Une fois tous ces éléments identifiés, Elise s'accroupit comme si elle était devant un vrai corps, et commence à analyser chacune des plaies pour émettre des hypothèses concernant la cause du décès. L’interne déshabille la victime et examine les blessures une à une en commençant par la région céphalique et la région cervicale, puis en descendant, au niveau des membres supérieurs. “Il y a une plaie qu’on appelle ‘plaie contuse’, qui doit faire quelques centimètres. On a également une ecchymose du lobe de l'oreille droite”, identifie l’étudiante. Au niveau du bras gauche, une plaie lui demande un peu plus de réflexion. “Cette lésion peut représenter une mâchoire inférieure comme une mâchoire supérieure. C’est évocateur qu’il y a eu un mécanisme de morsure. C’est rare que ce soit auto infligée, donc ça peut évoquer la présence d’un tiers peu de temps avant sa mort, parce que cette plaie est récente. Elle se situe aussi au niveau des zones qu’on appelle ‘prises de défense’. Ce sont souvent ces endroits-là qui sont lésés lorsqu’une bagarre a lieu”, indique Elise à haute voix pour que son professeur puisse l’entendre. Le Dr Mokdad connaît déjà l'issue de cette histoire, car tous les scénarios proviennent de véritables affaires criminelles déjà jugées et rendues anonymes. Pas d’objection de sa part, alors l’étudiante continue. Elle doit analyser la rigidité du corps et vérifier qu’aucune lésion n’a été oubliée. Pour cela, elle retourne le corps avec sa manette et poursuit ses recherches.  

Afin de faciliter l’exercice, le simulateur reproduit un maximum d’éléments, à commencer par les outils. “Elle utilise les ustensiles qui sont à sa disposition pour mesurer les plaies, les localiser, leur donner une caractéristique, en terme de couleur, de forme, de localisation. Elle regarde si la plaie ressemble à un objet qui aurait pu donner cette lésion, typiquement une lésion du type semelles de chaussures, de marteau…”, explique le médecin. Tout est reproduit à l’identique jusqu’à la prise de photos, censée imiter le geste d’un technicien d’identification criminelle. Dans la vie réelle, chaque lésion que le médecin légiste analyse doit être capturée. Pour cela, Elise prononce “photo” à voix haute afin que l’ordinateur l’entende et prenne automatiquement un cliché. 

 

 

Debout à côté d’elle, le Dr Mokdad observe tous ses faits et gestes, les bras croisés, le regard fixé sur l’écran qui retransmet ce que voit Elise. Il n’hésite pas à l'interpeller. “Ma fonction dans ce cours c’est d'accompagner l’étudiant, lui donner des indications sur ce qu’il est supposé faire, répondre à ses questions, lui tendre parfois des pièges pour voir s’il saisit l’erreur à ne pas faire ou si au contraire il tombe dedans”, explique-t-il, en se tournant vers Elise. “Tiens, pourquoi on a l’impression qu’elle a des coups de soleil dans le dos ?” lui demande le professeur “Ce sont des lividités. En fait, les vaisseaux sanguins se décomposent, le sang en sort et vient se loger dans les zones déclives du corps, c'est-à-dire dans la position où était le corps”, récite l’interne. Grâce à cette connaissance, elle peut préciser plusieurs éléments concernant le décès : “Là, les lividités font évoquer un corps qui était allongé en décubitus dorsal”, indique Elise. Les lividités permettent aussi de déterminer approximativement un horaire ou un laps de temps entre le décès et la découverte du corps. Pour Elise, la victime est morte depuis “au moins quelques heures”. La coloration de ces lividités permet aussi d’identifier une intoxication au monoxyde de carbone “si elles sont très rouges”, mais Elise écarte tout de suite cette hypothèse. 

 

Une lésion punctiforme 

Si l’étudiante franchit toutes les étapes avec brio, une dernière lésion punctiforme lui donne plus de fil à retordre. Elle représente quatre trous dessinés sur le mollet de la victime. L’interne émet l’hypothèse d’un poing américain. Son professeur lui vient alors en aide et la détourne de cette piste. “Une chaussure cloutée ?”, essaye alors Elise. “Non”, répond le Dr Mokdad. “La rambarde de la clôture ?”, tente encore l’étudiante. Encore raté. “Si je te dis que ce n’est pas un homme qui a fait ça”, aide le médecin. “Ah un chien !”, s’exclame l’interne. “Tout à fait, c’est une morsure de malinois sur un mollet”, avance le professeur. “Parfois on quitte des scènes de crime sans avoir de solution. Là je l’ai parce que je connais le dossier, mais Elise pourrait tout à fait partir sur une scène de crime en disant ‘j’ai une lésion au mollet, mais je n’arrive pas à savoir ce que c’est’”, reconnaît le légiste. Dans une telle situation, la solution est généralement trouvée grâce aux enquêteurs. “Parfois ce sont eux qui nous disent ‘au moment où ça s’est passé, il y a eu ça' et nous on fait le lien avec ce qu’on n’a pas réussi à identifier clairement”, explique le Dr Mokdad. 

 

Si de nombreuses plaies sont présentes, les décrire et les prendre en photo ne suffisent pas. Il faut réaliser des prélèvements qui seront ensuite analysés au laboratoire. En appuyant sur les boutons de sa manette, elle s’empare d’un écouvillon, qu’elle passe sur la victime. “Je réalise des prélèvements pour rechercher de l’ADN, j’en fais sur les bras, les avant-bras, les poignets, les mains, les ongles, la face et sur la morsure”, poursuit l’interne. Elle pourrait également faire des prélèvements vaginaux ou anaux en cas de suspicion d’agression sexuelle, mais dans ce dossier Elise choisit de ne pas en faire. 

Pour identifier plus précisément l’heure du décès, Elise doit prendre la température du corps. Elle peut s’effectuer soit en intra rectale, soit en intra hépatique en réalisant une petite incision. Aucun doute pour Elise qui s’empresse de prendre le thermomètre avec sa manette pour l’insérer par voie rectale. “Ici, c’est une levée de corps qui est assez suspecte. On suppose l’intervention d’un tiers. Donc, on ne va pas réaliser d'incision intra hépatique pour éviter la présence d'artéfacts sur les scanners qu’on va faire après”, complète-t-elle. Résultat : 23.1°C. Avec cette température, l’étudiante peut établir un diagramme qui indiquera un délai horaire approximatif entre la découverte du corps et le potentiel décès. Mais cette fois-ci, Elise sèche sur la lecture de ce diagramme. Avec l’aide du professeur, elle réussi à déterminer que le décès remonte entre 20 et 22 heures. 

 

Le compte-rendu 

Après près de 30 minutes d’immersion, c’est l’heure du bilan. Elise récapitule à voix haute tous les éléments qu’elle a pu récupérer lors de sa levée de corps. “Il s’agit d’une mort violente suspecte dans la rue, qui évoque l’intervention d’un tiers, de par les morsures de chien et humaines qu’on a constatées. Les lésions contuses, les coups qui ont été portés à la tête font évoquer des coups de poing. On ne peut pas exclure l'intervention d’un tiers, ni qu’il s’agit d’un homicide. La victime peut aussi avoir eu d’autres coups, qu’on ne voit pas forcément au niveau interne, qui ont créé des hémorragies et qui sont à l'origine du décès par un choc névralgique”, précise l'interne. Elle préconise une autopsie afin de connaître l’origine exacte du décès, et d’autres analyses complémentaires notamment un balayage scannographique post mortem pour rechercher la présence de lésions internes. “Là le magistrat s’il était présent, il te demanderait : ‘Docteur, elle est morte de quoi ?’, lui demande son professeur. “Là je ne peux pas le dire. On s’orienterait vers une lésion encéphalique, après je ne peux pas dire comment est décédée cette personne sur la simple levée de corps. Il faut absolument poursuivre les investigations”, répond l’étudiante de 26 ans. La réponse semble convenir au médecin. 

 

 

Si le médecin a choisi “d’emmener” Elise sur cette scène de crime, c’est pour une raison particulière. C’était lui le médecin légiste de cette affaire, et elle contenait un piège. “Ce dossier-là, je m’en souviens très bien. La lésion létale se trouvait au niveau de la rate avec un saignement à ce niveau-là, qui était difficilement visible sur la levée de corps. En palpant au niveau des côtes, et c’est la seule erreur qu’Elise a commise, il y a une grosse fracture, avec une petite lésion. C’est pour ça que j'ai trouvé ce dossier bien parce que les lésions sont très importantes au niveau du visage, on pense que c’est le crâne et en fait c’est pas le crâne”, explique le Dr Mokdad.  

Chaque scénario est en réalité un mélange de plusieurs affaires. “Ça peut être par exemple les blessures d’un dossier avec d’autres blessures d’un autre dossier et des projections de sang d’un autre dossier. On ne pouvait pas se contenter de faire un scénario avec une petite plaie au niveau du bras et une petite plaie au niveau du thorax et puis basta”, rapporte le Dr Mokdad. C’est lui qui est l’auteur de chacune des 10 histoires disponibles dans le simulateur. Les enquêtes sont réparties dans 5 lieux différents : un appartement, une forêt, un entrepôt, une ruelle et une chambre d’hôtel. “Ce sont des scénarios qui sont assez tordus pour qu’ils aient le plus de choses à analyser, le plus de réflexion à avoir, mais pas improbables”, promet le médecin légiste, qui a étudié chaque distance de tir, chaque localisation de projection de sang, chaque position de corps …  

 

“Quelque chose de régulier” 

Côté étudiant, l’exercice est plus qu’apprécié. Pour Elise cette levée de corps en réalité viturelle lui permet surtout d’apprendre à se poser pour identifier dans le calme. “On est souvent stressé dans la vraie vie comme il y a les enquêteurs, les magistrats autour de nous, là ça permet de prendre le temps”, reconnaît-elle. Les scénarios lui permettent aussi “d’être systématique et d’apprendre à avoir les réflexes quand on arrive sur une levée de corps : analyser la scène, savoir s’habiller”, ajoute Elise. Autre avantage indéniable : la disponibilité du simulateur. “On n’a pas tout le temps l’occasion de venir sur les vraies levées de corps. Donc le simulateur nous permet d’acquérir les mécanismes nécessaires pour avoir les clefs quand on est sur place. Et puis, ça permet d’avoir quelque chose de régulier”, directement dans l’enceinte du CHU, rapporte l’interne. Même constat chez le médecin : “C’est très différent de regarder son supérieur faire et de faire soi-même, là l’étudiant va apprendre à la fois le geste, les automatismes, les erreurs à ne pas faire, le minimum à connaître, mais aussi toute la réflexion derrière, ce qu’il voit et comment il l’interprète”, assure le médecin. 

Autre objectif de ce projet : permettre aux étudiants de voir plusieurs cas différents avant de se lancer dans des conditions réelles. “Un étudiant est dépendant de ce qu’il a vu. S’il ne voit que des corps putréfiés qui sont en état de décomposition voire squelettiques et puis que sa première levée de corps est un homicide par arme blanche, type féminicide, ça peut être très déroutant pour lui, ne serait-ce que par la scène, par le dossier en lui-même et par la présence du magistrat et des enquêteurs. Si jamais c’est en pleine rue, vous avez en plus les gens aux fenêtres qui commencent à regarder”, admet le Dr Mokdad, qui a lui aussi vécu le stress des premières levées de corps. 

 

“Se former et adopter les bons réflexes” 

Si les simulateurs apportent beaucoup aux étudiants, le Dr Mokdad rappelle que cela ne dispense pas des véritables exercices en condition réelle. “ Dans la vraie vie, avec le fait que la scène est impressionnante, on fait moins de choses que sur le simulateur. Donc il faut vraiment s’astreindre à être systématique et à avoir le plus d’automatisme possible”, constate le médecin, certain de ce que peut apporter le simulateur dans la formation de ses étudiants. Avant, les internes accompagnaient directement  les médecins légistes lors de levées de corps, sans pouvoir toucher quoi que ce soit. “C’est justement ce qui avait amené à la création de ce simulateur pour que dès le début ils puissent se former et adopter les bons réflexes”, explique le professeur.  
 

La conception du simulateur 

Le projet est né de l’imagination du Dr Mokdad et de son équipe de l’Institut de médecine légale. Ensemble, ils ont été lauréats d’un appel à manifestation d’intérêt “e-santé Normandie”, qui leur a permis de mettre au point ce nouvel “outil médico légal” à destination des étudiants. Parmi eux, les internes en médecine légale de Rouen ainsi que les étudiants du DU de balistique (pour 3 scénarios contenant des plaies par arme à feu). 

Pour mettre au point le simulateur, l’équipe a dû s’entourer de développeurs spécialisés en réalité augmentée. Pour être le plus réaliste possible, ils envoyaient chaque vendredi une ébauche de projet au Dr Mokdad qui la testait le week-end. “Le dimanche soir, je leur faisais un retour en leur disant soit ‘cette mise à jour est bien’ soit ‘là il faut peut-être augmenter le pourcentage de rigidité ou modifier la couleur de cette blessure-là’. Le lundi, ils avaient le debriefing et ils bossaient à partir de ça”, se souvient le médecin. Pour que ce soit le plus réaliste possible, le légiste a insisté sur l’importance de la texture. Élément qui pouvait paraître difficile à cerner pour des personnes extérieures à la médecine légale “Je disais aux développeurs ‘si vous commencez à vous sentir mal à l’aise en mettant le casque, c'est que vous commencez à toucher le but’”, se souvient le professeur, en riant. “Et c’est un peu ce qu'il s’est passé puisque l'une d'entre eux a quitté le projet. En termes de réalisme, on leur a vraiment demandé de pousser le plus loin possible”, reconnaît-il. 

Au total, le projet a coûté 196 000 euros, comprenant “entre 10 000 et 15 000 euros par scénario” et a été financé par la région Normandie ainsi que par des fonds européens. 
3 commentaires
8 débatteurs en ligne8 en ligne
Photo de profil de Petit Bobo
2,3 k points
Débatteur Passionné
Autre spécialité médicale
il y a 1 an
Appréciable progrès pour la formation. Applicable dans beaucoup de gestes médicaux. Pour mémoire, dans mes années 60, on s'entrainait à notre première intramusculaire sur une orange... et on avait mêm
Photo de profil de Laurent Moisant
543 points
Débatteur Renommé
Anesthésie-réanimation
il y a 1 an
Facile. C'est le colonel Moutarde avec le chandelier ou Madame Pervenche avec la clef à mollette.
Photo de profil de Christiane Kouji
4,1 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
Merveilleux outil
 
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