Fin de vie : "En Belgique, la situation est caricaturée"

15/02/2023 Par Adrien Renaud
Ethique
Depuis décembre dernier, la fin de vie fait l’objet d’une convention citoyenne, qui doit rendre ses travaux en mars prochain, en vue d’une éventuelle évolution législative. En parallèle, le Gouvernement explore d’autres modèles, en scrutant notamment ceux mis en place en Suisse, en Italie, en Espagne ou encore en Belgique. Quelle sera la prise en charge proposée en France ? Le point de vue d’un côté et de l’autre de la frontière, avec la Dre Corinne van Oost et le Dr Alexis Burnod.

 

Dre Corinne Van Oost : "En Belgique, il y a beaucoup de demandes d’euthanasie mais peu d’actes"

La médecin en soins palliatifs en Belgique est membre de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie. Un acte qu’elle a pratiqué et qui, pour elle, a valeur de soin. Faisons tout d’abord un point sur l’euthanasie en Belgique. Quelles sont les étapes pour qu’un patient y accède ? Dre Corinne Van Oost : Il doit être conscient et doit faire une demande répétée et réfléchie. Cette demande est faite à un médecin qui, dans la grande majorité des cas, est son médecin traitant, qu’il s’agisse d’un généraliste ou d’un spécialiste de la pathologie dont il souffre. Le patient doit avoir une maladie incurable, et la souffrance générée, qu’elle soit physique ou psychique, doit être constante, inapaisable et insupportable. Pour s’en assurer, il est nécessaire que le médecin en discute plusieurs fois avec son patient. Le médecin est-il seul à décider ? Non, une fois qu’il estime qu’on peut être dans le cadre de la loi, il doit demander l’avis d’un autre médecin, avec lequel il n’a pas de lien hiérarchique et qui ne connaît pas le patient. Ce dernier étudie le dossier et discute avec le patient de sa situation, afin de s’assurer que la maladie est bien incurable, que la souffrance est inapaisable et insupportable… Si on estime que le décès ne va pas intervenir à brève échéance, c’est-à-dire dans l’année qui vient, il faut requérir l’avis d’un troisième médecin, spécialiste de la pathologie concernée ou en psychiatrie. Si tous les avis sont concordants, il peut continuer à mener des entretiens, notamment avec l’équipe soignante et les proches désignés par le patient. Il doit en particulier parler de la possibilité des soins palliatifs, et continuer à s’assurer que la demande persiste dans le temps. Tout cela peut prendre quelques heures ou quelques années… Tout dépend de l’évolution de la maladie. Il arrive que les patients aient anticipé, que les avis aient été demandés en avance. En Belgique, il y a beaucoup de demandes d’euthanasie mais peu d’actes : quand on leur propose les soins palliatifs et qu’ils ne sont pas trop inconfortables, beaucoup de patients préfèrent finalement cette solution. Et comment cela se passe le jour J ? Le médecin fixe une date en fonction du patient et de sa propre disponibilité. C’est lui qui place la perfusion – ou une infirmière qui a accepté de le faire –, qui commande les produits et qui va les chercher. Puis les choses vont relativement vite. Chaque famille invente son propre accompagnement. Cela fait plus de vingt ans que les lois sur l’euthanasie, les soins palliatifs et les droits des patients ont été adoptées en Belgique. Ces questions font encore débat chez vous ? Non, cela fait partie de la législation. Les médecins et les autres soignants y sont formés même si beaucoup trouvent que le nombre d’heures est insuffisant. Cela a été intégré dans notre société, et on remarque que cela a engendré toute une réflexion autour de la mort. On a donné un choix sur ces questions : soit je vais jusqu’au bout, soit je mets des limites qui sont les miennes. De là à dire que l’euthanasie est devenue un acte banal en Belgique ? Non, pas du tout. Nous savons ce que nous faisons, nous savons que nous donnons la mort. C’est très difficile sur le plan technique, car il faut poser une perfusion, et les médecins ne font pas cela tous les jours. Mais c’est aussi difficile sur le plan affectif, car ce sont des patients que l’on suit souvent à domicile sur de longues périodes. Il faut par ailleurs s’assurer qu’on est bien dans le cadre de la loi, car on est contrôlé. En France, on a coutume d’opposer euthanasie et soins palliatifs, mais la question se pose différemment chez vous… En soins palliatifs, nous essayons toujours de soulager la souffrance, mais nous reconnaissons qu’il y a des souffrances qui nous échappent. On peut soulager entre 95 et 97% des souffrances physiques, mais la souffrance psychologique ou existentielle, les conflits, la peur de l’agonie, c’est humain. En tant que médecins de soins palliatifs, nous reconnaissons que nous ne sommes pas tout-puissants par rapport à la souffrance de la fin de vie. Nous pouvons proposer aux patients la sédation profonde, et nous la proposons, mais certains ne veulent pas que cela se passe de cette manière. Notre priorité reste de soulager le patient, et quand on sait qu’on ne peut plus rien faire, il faut être honnête et lui donner accès aux différentes solutions. En France, de nombreuses informations circulent sur le nombre d’euthanasies clandestines qui auraient lieu en Belgique. Que répondez-vous? Par définition, on ne peut pas connaître le nombre d’euthanasies clandestines. Mais les médecins belges savent bien que s’ils prescrivent une double ou triple dose de certains produits, l’infirmière va leur dire non. Par ailleurs, il y a des cas de médecins qui sont interpellés, et répondent de leurs actes devant la justice. Je ne comprends donc pas ces polémiques sur les euthanasies clandestines : cela existe peut-être, mais il n’y a pas d’études sur le sujet. La Commission fédérale de contrôle de l’euthanasie, à laquelle vous appartenez, a également été mise en cause… On a critiqué la commission car peu de médecins sont traînés en justice pour n’avoir pas respecté la loi sur l’euthanasie. Mais il y en a, même s’ils sont peu nombreux et que les poursuites vont rarement jusqu’au bout. Et dans 20% des dossiers examinés par la commission, nous sommes amenés à demander des précisions. En tout cas, il n’y a pas de dérive, et le nombre de décès par euthanasie reste stable, autour de3%, depuis des années. Personne ne fait cela à la légère, et si des patients choisissent la mort accompagnée, c’est parce qu’ils estiment que c’est la meilleure solution pour eux et pour leurs proches…  Plusieurs débats ont lieu actuellement en France sur la question de l’euthanasie. Qu’en pensez-vous ? Je suis fâchée de constater que la situation en Belgique est caricaturée. Il y a des personnes qui répandent de fausses informations, comme l’histoire de cette jeune fille qui a été euthanasiée après avoir vécu les attentats de Bruxelles. On a prétendu que c’était l’unique facteur, alors qu’elle était suivie depuis des années pour une pathologie psychiatrique antérieure. Les attentats n’ont fait qu’empirer son état. Il y a donc beaucoup de simplifications, et cela me fait mal. Y a-t-il, selon vous, les points de la législation belge qu’il faudrait améliorer ? La Commission a notamment reçu des remarques de la part de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’anonymat des dossiers, et nous travaillons à y répondre. Par ailleurs, nous discutons régulièrement de la situation des patients déments, qui disent souvent en début de pathologie qu’ils ne veulent pas aller jusqu’au bout, mais qui, ensuite, ne sont pas en mesure de présenter une demande répétée et réfléchie. Ils sont un peu piégés. Mais nous ne demandons pas forcément un changement législatif. La loi est bien faite, elle protège tout le monde, elle donne un peu de liberté à la personne face à la fin de vie, et elle a permis de rendre le dialogue autour de la mort beaucoup plus simple.

Une convention au travail
Annoncée par Emmanuel Macron le 13 septembre dernier, la convention de 185 citoyens tirés au sort pour plancher sur la fin de vie a commencé ses travaux le 9 décembre. Neuf week-ends de travail sont prévus jusqu’en mars pour répondre à une question en apparence simple : "Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ?" Conçue sur le modèle de la convention citoyenne sur le climat mise en place à la suite du mouvement des Gilets jaunes, la convention sur la fin de vie concrétise une promesse de campagne du président de la République, qui s’était prononcé pour une évolution de la législation durant la campagne, mais qui s’est, depuis, montré beaucoup plus prudent. L’utilisation qui sera faite des travaux des conventionnels reste donc encore assez floue.

 

Dr Alexis Burnod "Ce qui nous manque, ce ne sont pas les lois, mais des moyens, des humains"

Ce chef du service de soins palliatifs est membre de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap). Une expérience qui le conduit à rejeter l’introduction en France d’un modèle à la belge. Dans les discussions qui ont lieu sur la fin de vie, le modèle belge vous semble-t-il être une source d’inspiration ou est-ce, au contraire, l’exemple à ne pas suivre ? C’est en tout cas une façon de faire sur laquelle on doit pouvoir se pencher et tirer des conclusions, car cela fait maintenant vingt ans que cette organisation est en place. Mais il faut noter que la Belgique a, sur ce sujet, une histoire très différente de la nôtre. Lorsque la loi sur l’aide active à mourir y a été mise en place, les soins palliatifs étaient très en retard, et ils y ont été développés en même temps que l’euthanasie. De notre côté, l’histoire du développement des soins palliatifs remonte à plus de trente-cinq ans, et elle s’est faite dans le cadre d’une rébellion de la population face à une médecine de l’époque qui, certes, accomplissait des prouesses mais qui en faisait parfois trop, allant jusqu’à l’acharnement thérapeutique. C’est dans ce cadre que s’est développé un modèle français qui disait "Je ne ferai rien pour accélérer ta mort, rien pour faire durer ta vie plus longtemps, mais tout pour que ta qualité de vie soit la meilleure possible, et que tu puisses échanger, avoir des liens, dans une prise en charge qui témoigne de ta dignité". Notre législation a évolué avec une loi en 1999 qui a donné accès aux soins palliatifs, celle de 2005 qui a interdit l’acharnement thérapeutique, celle de 2016 qui a permis, dans des situations ultimes, d'endormir les patients... La Belgique, justement, ne place l’euthanasie que comme l’un des chemins possibles, et beaucoup de demandes ne sont finalement pas réalisées car le patient préfère terminer sa vie en soins palliatifs. N’est-ce pas envisageable en France ? Je crois qu’il est vrai que certaines personnes peuvent être rassurées par l’idée qu’il leur sera possible de dire stop. Cela leur permettrait de continuer à vivre leur fin de vie avec moins d’inquiétude : il y aurait une forme de valeur anxiolytique dans le fait de savoir que c’est possible. Mais je veux aussi témoigner de mon expérience et du fait que l’on peut, dans le cadre des soins palliatifs, rassurer des hommes, des femmes, des enfants qui ont une maladie grave et qui s’inquiètent de la possibilité de mourir. Par ailleurs, il faut poser les choses : pour euthanasier un patient, il faut d’abord lui mettre une aiguille dans le bras, lui injecter un produit pour l’endormir, puis un curare qui le mettra en apnée pour le faire mourir. La perspective que des soignants soient amenés à faire ce geste nous bouscule, surtout avec l’historique que je viens d’évoquer. Mais la Belgique prévoit une clause de conscience : personne n’est obligé d’y pratiquer l’euthanasie… Je ne suis pas sûr d’avoir besoin de cette clause de conscience. Je ne cherche pas à me défiler, je ne cherche pas à ce qu’on me protège. Et je ne juge pas celui qui, seul, dans une situation épouvantable, se retrouve à faire une injonction létale par compassion. En revanche, je dis qu’avec l’histoire et la législation que nous avons, qui assure des protections, des soulagements, dont le message clé est "je ne t’abandonnerai pas", changer la loi reviendrait à changer le message que la nation adresse aux plus fragiles. Si vous êtes inconfortable, fragile, dépendant, si vous souffrez, je ne pense pas que le message que l’on doit vous adresser est qu’il est possible de vous euthanasier. Je pense que nous avons d’autres progrès pour aider ces gens à mieux vivre. La loi française est-elle, selon vous, susceptible d’être améliorée ? Cela fait plus de vingt ans que la loi de 1999 donnant accès aux soins palliatifs a été votée, et il est malheureux de voir que les deux tiers des gens qui en auraient besoin ne peuvent pas en bénéficier. Il y a encore 26 départements qui n’ont pas d’unité de soins palliatifs. La culture palliative, qui devrait être diffusée à l’hôpital et dans toute la nation, ne l’est pas assez. Il faut reconnaître que les Belges ont mieux su développer cela, ils ont un nombre de soignants palliatifs par habitant plus élevé que le nôtre. Je suis frappé de voir qu’on mobilise la nation entière, avec une convention citoyenne, pour se demander s’il faut une loi pour aider les gens à se suicider, alors qu’il faudrait la mobiliser pour aider les gens à vivre. En tant que témoin, travaillant en cancérologie, il me semble que nous sommes suffisamment armés pour aider les personnes proches de leur fin de vie. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les lois, ce sont des moyens, des humains. Pensez-vous que l’insatisfaction qui se manifeste dans les sondages quant à la façon dont on meurt en France soit uniquement liée au manque de moyens ? Ce n’est pas juste une question de moyens. Notre monde a changé, et nous avons maintenant des demandes que l’on ne connaissait pas hier, de la part de gens souvent bien portants, qui disent que, pour eux, il n’est pas question de vivre la dépendance liée à l’âge. On est en train de se retrouver dans une société où il est considéré comme normal de faire la promotion du suicide. Nous sommes donc face à une vraie évolution sociétale. Comment jugez-vous la conduite des débats de la convention citoyenne sur la fin de vie ? Je trouve intéressant qu’il y ait cette convention, et que ses débats aient lieu indépendamment du Parlement. Et c’est positif de parler de la fin de vie dans le pays. Cela permet de faire davantage connaître les soins palliatifs, d’en faire parler dans les familles… Pour ce qui est de l’organisation des débats par le Conseil économique, social et environnemental, je n’oublie pas que ce dernier est dirigé par quelqu’un qui s’est prononcé fortement pour une légalisation de l’euthanasie. Je regarde attentivement les discussions, et j’espère que le projet n’est pas pipé. La Sfap a publié, fin 2022, un sondage mettant en avant une forte opposition des soignants à la légalisation de l’euthanasie, et pointant un risque de démissions massives en cas d’adoption d’une telle loi. Est-ce une possibilité réelle ? Les hommes et les femmes qui travaillent en soins palliatifs ont fait le choix de prendre soin de personnes particulièrement vulnérables. Et aujourd’hui, on voudrait que ces personnes, qui militent pour qu’un maximum de gens ait accès à leurs soins, disent que l’euthanasie est un soin et qu’elle fait partie de ceux qu’elles pratiquent ? Comment voulez-vous qu’elles réagissent autrement qu’en disant que c’est l’antithèse de ce qui les anime depuis toujours ? L’hôpital est dans une situation de tension telle qu’il n’en a jamais vue, les soignants, et notamment les infirmières, le quittent parce qu’ils sont épuisés… On ne peut pas croire qu’on va les faire revenir en leur disant qu’ils vont pouvoir faire mourir leurs malades. Il est donc probable que demain, si les équipes de soins palliatifs sont missionnées pour faire mourir les gens, on aboutisse à les casser purement et simplement.  

Euthanasie et soins palliatifs, main dans la main ?
Ne pas opposer soins palliatifs et euthanasie. Telle est la ligne directrice du livre polyphonique publié par Corinne van Oost fin novembre*. Au fil d’une série de dialogues menés avec différents professionnels impliqués dans la fin de vie en Belgique, en France ou au Québec, la praticienne belge explore le ressenti des soignants face à ce qui reste un mystère : la mort, surtout lorsqu’elle est, directement ou indirectement, provoquée par des soignants. À la lecture de ces pages, l’euthanasie apparaît non pas comme l’élément central du dispositif mis en place par les lois belges de 2002 mais comme l’une des options. «Pour moi, la sédation a autant de place en soins palliatifs que l’euthanasie», affirme ainsi, lors du premier entretien, la Dre Marie-Magdeleine Amory, ancienne médecin belge spécialisée en soins continus et palliatifs. La notion de choix du patient apparaît au cœur des préoccupations. «Si un patient demande un traitement qui s’apparente à de l’acharnement, parce que c’est sa philosophie de vie, son désir, il est juste d’essayer de respecter son souhait, déclare Corinne van Oost. Et si un autre demande l’euthanasie et qu’il est dans le cadre prévu par la loi, il peut aussi être entendu.» «Cette loi […] n’a pas été imaginée par des soignants, mais par de potentiels patients», lance le psychiatre belge Raymond Gueibe, qui prédit qu’il y a «sans doute une modification culturelle qui se prépare en France». Reste à savoir comment les soignants, justement, accueillent cette modification culturelle.
*Corinne van Oost, L’euthanasie au seuil des soins palliatifs, Academia éds., 2022
 
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