Cancers : "On s’attend à d’importants retards de diagnostic", s'inquiètent les médecins
L’épidémie de coronavirus sévit en France depuis des mois. Et en parallèle, les cancers continuent de faire des ravages. Depuis la crise épidémique, les activités de dépistage et de traitement du cancer se poursuivent, au prix de quelques adaptations. Pendant l’épisode épidémique, pour certains patients, la menace est double : le cancer d’un côté, le Covid-19 de l’autre. Si Albert Camus ou Jean Giono se sont inspirés des grandes épidémies pour leurs œuvres romanesques, nul besoin pourtant de puiser dans la littérature pour se rendre compte de cette « double peine ». Même si, pour ces malades comme pour les établissements qui les prennent en charge, la continuité des soins est une aventure comparable à celles du Dr Rieux de La Peste ou de l’Angelo du Hussard sur le toit… Il faut dire que la prise en charge du cancer par temps de coronavirus a tout de la quadrature du cercle. D’un côté, les patients concernés sont en moyenne plus fragiles que le reste de la population, et le confinement est, pour eux, d’autant plus nécessaire. Et de l’autre, leurs pathologies peuvent évoluer rapidement, ce qui rend certains traitements difficiles à reporter. « Le maître mot est de ne pas faire perdre de chance aux malades du cancer, mais de pas leur faire prendre de risque de contracter le Covid non plus », résume le Pr Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer.
Les établissements ont donc dû s’adapter à la nouvelle donne de l’épidémie. Exemple au Centre de lutte contre le cancer (CLCC) Henri Becquerel, à Rouen. « Nous avons limité le nombre de visiteurs, et il n’y a désormais plus de visites, sauf exception », explique son directeur général, le Pr Pierre Vera. Les consultations de suivi et...
les interventions qui pouvaient être reportées ont été remises à plus tard, ajoute ce médecin nucléaire. « Nous avons également mis en place un système qui nous permet d’appeler les patients la veille de leur venue pour savoir s’ils ont des symptômes et éventuellement reporter les soins », précise-t-il. À l’intérieur de l’établissement, cinq checkpoints ont, par ailleurs, été mis en place : un professionnel de santé y interroge les patients et prend leur température, afin de détecter et d’orienter d’éventuels cas suspects. « Nous avons aussi mis en place une unité fermée de huit lits pour accueillir les patients Covid+ », indique Pierre Vera. Moyennant ces aménagements, le centre Henri Becquerel a pu continuer à mener ses activités. « On s’en est sortis, cela a assez bien fonctionné, se félicite le directeur. Nous avons pu assurer les traitements qui ne pouvaient pas être différés, y compris certains examens urgents. »
Activité réduite au minimum Mais tout ne s’est pas passé aussi sereinement. Au CHU de Strasbourg, établissement qui, contrairement au centre Henri Becquerel, accueille des patients Covid en réanimation et qui est situé dans une région bien plus touchée par le virus, les perturbations ont été bien plus massives. « Au début, nous n’avons déprogrammé que certaines interventions, mais il a fallu faire davantage, notamment pour libérer du personnel en réanimation », explique le Pr Patrick Pessaux, responsable de l’unité de chirurgie hépato-biliaire et pancréatique de l’établissement alsacien, et par ailleurs, président de l’Association française de chirurgie. Nous avons donc ensuite fonctionné avec un programme quasi nul, réduit à une activité de garde, d’urgence vitale. » Pour autant, les patients n’ont pas été abandonnés à leur sort. Loin de là...
« Nous avons essayé de trouver des solutions alternatives pour notre filière d’oncologie digestive, raconte le chirurgien. Et avons organisé un flux de malades que nous pouvions opérer dans trois cliniques de la région. » Le résultat est assez satisfaisant. « Je ne dis pas que nous sommes des champions et qu’il n’y a eu aucune perte de chance, mais nous avons pu limiter les effets négatifs », estime-t-il. Bon an mal an, les malades du cancer ont donc pu continuer à être pris en charge. « Il est souvent possible, sans mettre l’efficacité des traitements en péril, de repousser une cure de chimiothérapie ou de passer à une chimiothérapie orale, de modifier le protocole d’une radiothérapie de façon à délivrer des doses accrues en moins de séances », détaille Axel Kahn, qui fait un bilan plutôt positif, même pour la chirurgie : « Dans trois cas, il nous a fallu intervenir pour trouver des solutions : des opérations chirurgicales pour motif carcinologique, vraiment urgentes, n’avaient pas été inscrites au tableau opératoire, évoque-t-il. Mais de manière générale, nous n’avons pas l’impression que nous avons fait perdre de chances aux personnes malades. »
Inquiétudes sur le dépistage La crise actuelle suscite pourtant des inquiétudes chez les spécialistes de la prise en charge du cancer. « Ce qui est problématique en réalité, c’est le dépistage, pointe Axel Kahn. Certains malades eux-mêmes se sont réfrénés de consulter ou d’appeler leur médecin alors même qu’ils avaient constaté l’évolution inquiétante d’un grain de beauté ou l’apparition d’une boule dans le sein. On s’attend donc à d’importants retards de diagnostic. » La Ligue contre le cancer a d’ailleurs publié le 5 mai dernier, un communiqué assez alarmiste dans lequel elle estime que tout doit être fait afin que les personnes atteintes de cancer ou nécessitant un dépistage intègrent « sans délai » un parcours de soins « rassurant, efficace et disponible ». Il est vrai qu’au centre Henri Becquerel à Rouen, on s’attend à ce que le déconfinement entraîne son lot de cas difficiles. « Nous avons constaté que les nouveaux patients ne venaient plus, indique Pierre Vera. Or nous savons que si nous ne les voyons...
pas maintenant, nous les verrons plus tard avec des maladies plus graves. » Le centre de lutte contre le cancer (CLCC) a donc mis en place une communication à direction des patients, et des médecins de ville. « Il est important que ces derniers sachent comment nous nous sommes organisés, que nous avons stabilisé la situation et que l’activité est maintenue tant que faire se peut », explique le directeur général. Un risque d’embouteillage L’inquiétude est d’autant plus forte que les cas dépistés tardivement arriveront en même temps que les soins qui ont été reportés pendant le confinement. « Il va falloir rattraper le temps perdu, et il peut y avoir de l’embouteillage », résume Axel Kahn. Un embouteillage qui risque d’être aggravé, dans certains cas, par d’autres prises en charge que celles des patients atteints de cancer. « Dans des centres qui font de la chirurgie cardiaque ou de la neurochirurgie, par exemple, deux spécialités très demandeuses de soins post-opératoires, la grande question va être celle de la reprogrammation au sein de chaque établissement, avertit le Strasbourgeois Patrick Pessaux. Est-ce qu’on rouvre une salle pour chaque discipline, ou est-ce qu’on a une vision plus globale ? »
Et le chirurgien d’en appeler à « être collectif jusqu’au bout ». « Les cliniques ont pris des malades des hôpitaux, et il faudra qu’au sein d’un hôpital, nous puissions aussi gérer les listes d’attente pour que ceux qui n’ont pas pu trouver de solutions alternatives pendant la crise aient des solutions », espère-t-il. Un message de solidarité qui, en quelque sorte, rappelle celui d’Albert Camus dans La Peste.
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