Obligation de prendre des nouveaux patients : les médecins crient aux "travaux forcés"
"Je respecte trop la liberté des médecins pour leur imposer une obligation", assure le député Bernard Perrut. Pourtant, ce mercredi, il a déposé un amendement, voté par les députés de la commission des Affaires sociales, qui ouvre la porte à une nouvelle obligation : celle de prendre des patients sans médecin traitant. "En l’absence d’accord, l’assuré peut saisir le directeur de l’organisme gestionnaire afin qu’un médecin traitant lui soit désigné parmi une liste de médecins de son ressort géographique", prévoyait l'amendement. En séance, il a été demandé au député de modifier "lui soit désigné" par "puisse lui être désigné". "Si ça peut faire avancer le débat, je suis d'accord, a concédé Bernard Perrut en commission. Il ne faut pas que le "puisse" soit une porte ouverte au lieu d'être une obligation."
"Cet amendement a pour but de rendre opposable l'accès à un médecin traitant pour tout assuré qui en fait la demande et qui effectue les démarches auprès du directeur de l'organisme gestionnaire, a expliqué Bernard Perrut devant les députés et la ministre en défendant son texte. Aujourd'hui, le patient peut se tourner vers le conciliateur de sa caisse pour être aidé dans ses démarches mais aucune obligation ne s'impose au médecin de prendre en charge ces personnes et je pense que Madame la ministre ne peut être que sensible au fait qu'il y a un droit à la santé, et un droit à l'accès à un médecin." Mais manifestement le député pense mal : Agnès Buzyn s'est dite défavorable à ce texte. Aussitôt le vote connu, les médecins se sont scandalisés de cette mesure et ont crié leur désarroi. "Qu'on nous confirme un droit opposable au médecin traitant ou autre et je commence à regarder les annonces", a ainsi prévu la généraliste Christine Maynié sur Twitter. "Mesure démagogique qui aggravera la désertification médicale. Contraindre des généralistes à devenir médecin traitant de patients non choisis librement est le meilleur moyen d'augmenter leur burn-out avec comme seul échappatoire le déplaquage", a commenté pour sa part le Dr Jean-Jacques Fraslin. "C’est quoi ces mesures complètement hors-sol ? Il n’y a aucun médecin dans cette commission ou quoi ? Ils pensent que les médecins refusent de nouveaux patients par plaisir ?", s'indigne encore un autre médecin chef de clinique. "Il ne peut pas y avoir d'obligation pour un médecin traitant d'accepter un patient, tranche le Dr Luc Dusquenel, président des Généralistes-CSMF. Certains médecins sont déjà à plus de 2 000 patients en médecin traitant… C'est une mesure inacceptable. Par ailleurs, il y a certains patients dont plus aucun médecin ne veut assurer le suivi pour des raisons de comportement. Obliger les médecins à prendre de nouveaux patients, c'est risquer de les emmener vers une qualité moindre. La médecine générale va être de moins en moins attractive." "Trop, c'est trop !", fulmine aussi le Dr Garrigou-Grandchamp pour la FMF, qui voit dans cette mesure "une version moderne du STO !" Même son de cloche du côté du syndicat de généralistes MG France. "Dans des secteurs où la pénurie contraint les médecins généralistes libéraux à des horaires indécents et des cadences compliquées, ils seraient obligés de prendre en charge tout nouveau patient sur injonction de la CPAM !", fulmine le syndicat dans un communiqué, qui dénonce des "travaux forcés". "Cette mesure est impossible, s'agace le Dr Jacques Battistoni. Elle est désincitative pour les médecins généralistes, et plus personne ne voudra s'installer. Nous venons de demander un amendement de suppression." Contacté par Egora, le député Bernard Perrut dit s'étonner de la colère des médecins. Et contredit les propos qu'il a pourtant tenus la veille sur la notion d'obligation : "La mesure ne sera pas coercitive. Il ne s'agit pas d'obliger les médecins à prendre de nouveaux patients, je veux les rassurer", tente-t-il. "Quand un patient arrive dans une nouvelle ville, il ne va pas faire le tour de tous les médecins pour trouver lequel peut l'accepter en médecin traitant. Il doit pouvoir se tourner vers la CPAM qui va lui donner l'information, parce qu'elle aura recensé les disponibilités des médecins de son territoire." Selon lui, il s'agit donc simplement de demander aux CPAM d'établir une liste de médecins susceptibles d'accepter de nouveaux patients. Comment cette liste sera-t-elle établie ? Mystère. "C'est aux caisses d'être plus habiles", élude le député.
Dr Yvon Le Flohic, médecin généraliste
"Bernard Perrut, du groupe Les Républicains, a eu la brillantissime idée de rendre opposable la désignation d'un médecin par un directeur de caisse de Sécurité sociale. Mais de quoi s'agit-il concrètement ?
Eh bien voilà : dans ma commune, deux médecins généralistes sont partis sans successeurs (comme d'habitude), laissant 3 000 patients sans médecin traitant. Nous sommes donc rendus, en gros, à faire de la médecine humanitaire. Nous sommes encore cinq installés quand il y en avait huit, et nous ne pouvons absorber raisonnablement l'activité d'autres collègues. Il en va ainsi un peu partout en France. Nous sommes donc confrontés à de l'agressivité et de la violence légitime (mais un peu moins que notre secrétaire, pour laquelle j'ai dû parfois quitter la consultation pour menacer d'appeler la police vu la teneur des propos).
J'ai pris en charge des dossiers lourds de fin de vie -soins palliatifs entre autres- mais je ne peux répondre à l'ensemble de la demande parce que les politiques, dont Bernard Perrut, député depuis 1997, n'ont pas vraiment organisé ce qui devait l'être.
Depuis moins de 15 jours, j'ai eu en main les dossiers de plusieurs patients dont la vie dépendait à ce moment de la qualité de prise en charge, et je ne peux que signaler l'épuisement qui me gagne à négocier des prises en charges licites (carcinome pulmonaire/méningite carcinomateuse/carcinose péritonéale) chez des patients par ailleurs jeunes qui auraient probablement été soignés avec plus de diligence institutionnelle s'ils avaient été députés et pris en charge au Val de grâce.
La question qui me vient à la lecture de cet amendement est de savoir comment avons-nous à ce point valorisé la médiocrité, l'absence totale de prospective ? Et comment pouvons-nous encore espérer une quelconque amélioration de la situation des patients et des soignants quand nous voyons les amendements déposés à l'occasion de cette loi santé ?
La médiocrité politique me semble atteindre un niveau assez improbable, et c'est bien dommage. Il reste pourtant encore des professionnels impliqués sur le terrain. Il faudrait éviter de définitivement les décourager. Chaque mois qui passe voit une complexification dans la prise en charge des patients -dermato, gynéco, imagerie, et actuellement carrément des refus de prise en charge. Au CH, on ne donne plus de RDV dans telle spécialité…
Je vois donc approcher le moment où il va sans doute falloir raisonnablement me décider à faire un autre métier, parce que nous ne porterons pas tout cela sur nos épaules indéfiniment."
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