"Corporatisme des médecins" ou "paramédicaux qui veulent jouer au docteur" : le partage d'acte divise les soignants
L’équation a beau ne pas plaire à tout le monde, elle a le mérite d’être claire : des médecins généralistes qui se font de plus en plus rares dans les territoires + un exercice coordonné qui a le vent en poupe = des actes qui, autrefois assumés par la seule profession médicale, seront à l’avenir l’apanage de plusieurs catégories de professionnels de santé. Cette évolution avait été actée en octobre par le très débattu avis du Comité de liaison inter-Ordres (Clio), qui appelait à « développer dans chaque territoire les partages d’actes et d’activités », et elle vient d’être entérinée par la LFSS pour 2023, avec notamment l’expé-rimentation de l’accès direct aux infirmières en pratique avancée (IPA), qui prévoit que « pour une durée de trois ans et à titre expérimental, l’État peut autoriser les [infirmières] en pratique avancée à exercer leur activité sans prescription médicale dans le cadre des structures d’exercice coordonné ». Un compte rendu des soins est ensuite adressé au médecin traitant et versé au DMP. De même, l’accès direct à un kiné [l’expérimentation votée dans le PLFSS pour 2022 est au point mort, mais le sujet devrait revenir dans le débat parlementaire très prochainement car l’examen de la proposition de loi Rist, prévu initialement pour la fin novembre, a été reporté à début 2023, NDLR] prévoit de permettre aux masseurs-kinésithérapeutes de « pratiquer leur art sans prescription médicale ».
« Aujourd’hui, alors que certains patients se trouvent hors du système de santé du fait du manque de médecins, on ne peut plus continuer à dire que certains professionnels peuvent tout faire, et d’autres presque rien», constate Tatiana Henriot, présidente de l’Union nationale des IPA (Unipa). Un diagnostic partagé du côté des patients : « L’entrée dans le système de santé ne doit plus être réservée aux seuls médecins traitants, estime Gérard Raymond, président de France Assos Santé. Si j’ai mal au coude, peut-être qu’un kiné peut répondre directement à ma douleur…» Levers de sourcils Interrogé à cet effet, l’Ordre national des infirmiers (ONI) a publié, le 23 novembre, les résultats d’un grand sondage afin de « connaître l’opinion des Français sur ces questions majeures ». Tout comme le prône le Clio, souligne l’ONI, 9 Français sur 10 sont favorables au fait de permettre à d’autres professionnels de santé non médicaux de prendre en charge et orienter un patient pour qu’il soit soigné rapidement, dans les déserts médicaux. Par ailleurs, 89% se sont également dit favorables au fait de développer le partage des soins entre les médecins traitants et les paramédicaux (infirmières, pharmaciens, kinés…) «dans l’intérêt des patients ». Seuls 10% y sont opposés. Dans le détail, 88% des patients sont favorables à ce que les infirmières puissent, par exemple, prescrire une radio en cas de fracture, prescrire un bilan sanguin, proposer des consultations pour lutter contre l’alcoolisme, encourager l’arrêt du tabac ou lutter contre l’obésité sans prescription médicale. 85% le sont également pour qu’elles puissent prescrire une échographie dans le cadre d’une grossesse. 84% sont favorables à ce qu’elles puissent prescrire des antidouleurs tels que le paracétamol ou l’aspirine et 81 % à ce qu’elles puissent renouveler des ordonnances pour les ALD. Enfin, dans une moindre mesure, 53 % étaient favorables à les autoriser à établir des arrêts de travail.
Cette notion de partage d’actes a le don de susciter de francs levers de sourcils chez les médecins. « Le partage d’actes en soi est envisageable, mais tout dépend du cadre et du parcours de soins, estimait la Dre Agnès Giannotti, présidente de MG France, dans une interview publiée sur egora.fr début novembre. Si ce partage d’actes se fait au détriment du parcours de soins du patient ou qu’il le désorganise, nous n’allons pas être d’accord. » Un point de vue que, lors d’un rare moment d’unité syndicale, partageait dans le même article le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. « Il est évident que compte tenu des problèmes de démographie médicale, nous devons aujourd’hui nous coordonner entre professionnels de santé, concédait-il. Le partage d’actes doit néanmoins être protocolisé avec le médecin traitant. » Ce que concède également le Dr François Arnault, président de l’Ordre des médecins, qui propose que « l’équipe de soins coordonnée se fasse autour du médecin, et uniquement s’il le souhaite. C’est le médecin qui décide s’il entre dans un processus de délégation de tâches avec d’autres professionnels de santé. Il est libre, territoire par territoire. C’est très précis dans nos écrits. Le médecin n’est pas obligé de s’engager dans cette démarche. Il peut rester comme il est ». Affirmant qu’en tant que président du Cnom, il ne peut « imaginer un système qui contourne le médecin », car « c’est lui qui a les compétences et la formation pour faire le diagnostic », et on « ne peut pas demander à un autre professionnel de faire ça, ça n’est pas possible ». Mais qu’ils le veuillent ou non, les médecins vont dès 2023 faire face à une avalanche de mesures allant dans le sens d’une plus grande autonomie des autres professionnels : pour ne parler que des IPA, Tatiana Henriot souligne qu’en plus de l’expérimentation de l’accès direct aux IPA actée par la LFSS 2023, celle de la primoprescription devrait être lancée dans les mois à venir.
«N’accusez pas systématiquement les médecins d’être rétrogrades ou de corporatisme. C’est une vision très orientée. Ils veulent au moins autant que vous d’une médecine de qualité. Nous ne sommes pas aveugles, nous constatons bien aussi chez certains paramédicaux un “néocorporatisme” opportuniste dans le contexte actuel agressif envers le corps médical auquel il aimerait se substituer. Je suis d’accord avec vous: nouvelle vision du système de santé, médecine coordonnée, OK, où chacun est à sa place. Mais... sans les paramédicaux qui veulent jouer au petit docteur.»
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