"J'ai déplaqué, je suis sorti de prison"

05/09/2016 Par Catherine le Borgne

Le Dr Jérôme Lefrançois a changé de vie. Médecin généraliste durant 27 ans dans la banlieue rouennaise, en succession de son père, il a décidé d'arrêter ce sacerdoce. Usé par les horaires et le harcèlement des caisses, il a décroché. Depuis, installé près de la frontière suisse, il est consultant-formateur en entreprise en relations humaines. Il ne regrette pas une seule seconde sa "sortie de prison". Malgré des revenus en baisse, il se félicite tous les jours d'avoir fait ce choix et évité le burn out.   "Fils de médecin généraliste, j'ai été élevé au biberon de la vraie médecine, celle du médecin de famille qui vit avec ses patients. J'étais installé à Maromme, une banlieue assez populaire de Rouen et tout le monde me connaissait. J'ai exercé 27 ans la médecine générale dans le cabinet de groupe que mon père avait créé avec toutes les satisfactions extraordinaires que ce métier peut apporter, mais aussi les déceptions. J'avais commencé très tôt l'exercice de la médecine – j'effectuais des remplacements et des gardes dès ma 5ème année, à 21 ou 22 ans, ce qui était possible à l'époque -  et je me suis installé à 24 ans, en reprenant la clientèle de mon père. C'est ce qui m'a mis le pied à l'étrier, et justifie le fait que j'avais beaucoup de personnes âgées parmi mes patients.   J'étais harcelé par la Sécu   Je travaillais de 6 h 30 pour la première visite à domicile, à 23 heures à peu près tous les jours.  Et comme toutes les personnes qui travaillent beaucoup et qui ont un profil sortant de la moyenne, j'étais harcelé par la Sécu. J'ai dû supporter la tutelle administrative de plus en plus lourde de l'assurance maladie. J'ai toujours été syndiqué, d'abord à la CSMF, le syndicat majoritaire de la ville, que j'ai quitté pour le SML, qui me paraissait moins béni oui-oui vis-à-vis des autorités. Alors, non seulement je me défendais, mais je prenais également la défense de mes confrères dans les commissions paritaires locales, à la Cpam. Lorsque j'ai eu une quarantaine d'années, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça, avec ce harcèlement systématique et constant… On envoyait aux médecins des recommandations de bonne pratiques cliniques, rédigées par des grands universitaires qui sont très forts sur un très petit secteur de la médecine qui n'ont pas du tout la vision obligée et large d'un médecin de terrain. Or, c'est eux qui nous dictaient les recommandations. Et ce que je trouve intéressant,  pour moi qui me suis reconverti dans la communication – puisque de 40 à 50 ans, j'ai appris un nouveau métier en continuant à exercer la médecine générale à temps partiel  - c'est que ces bonnes pratiques commençaient toutes par "vous ne devez pas, etc.". On disait ce qu'il ne fallait pas faire aux médecins généralistes qui sont sur le terrain, mais pas ce qu'il fallait faire ! C'est juste le contraire de la bonne façon de communiquer ! Et puis, il fallait supporter la tutelle des médecins conseils de l'Assurance maladie, des gens qui n'ont ni la responsabilité de faire un diagnostic, ni celle de faire une prescription thérapeutique, ce qui représente le cœur de l'activité d'un médecin de famille, les activités les plus difficiles. Or, ces gens-là surveillaient les médecins de terrain, les critiquaient, les convoquaient, je trouvais cela aberrant. Je le vivais de plus en plus mal. Je n'ai jamais fait une consultation sans ausculter un patient et lui prendre la tension, j'avais la foi chevillée au corps….   J'ai décidé d'apprendre un autre métier   Le consumérisme ambiant a tout dégradé. La santé a été considérée comme un droit, les gens se comportent comme s'ils choisissaient leur baril de lessive à Carrefour. Comme si la santé était un droit, comme si être beau était un droit ! Il y a des gens qui naissent plus beaux que d'autres, d'autres plus moches que d'autres. La santé, cela se conquiert, ce n'est pas un droit. L'évolution des mentalités me déplaisait de plus en plus. Alors un jour, je me suis dit que j'allais arrêter. La maturation s'est faite sur plusieurs années, mais j'ai décidé d'apprendre un autre métier. Je l'ai fait en travaillant à temps partiel, dans mon cabinet de médecine générale, pendant dix ans. Maintenant, je fais du conseil et de la formation en entreprise. J'aide les gens à mieux gérer leur stress au travail, éviter le burn out, améliorer les rapports humains. La médecine est de plus en plus deshumanisée, automatisée alors que dans le monde de l'entreprise, une société qui fonctionne repose sur la qualité des rapports humains. Pourtant  en médecine, cela n'existe plus. Les médecins sont réfugiés derrière leurs écrans d'ordinateurs, mettent de moins en moins la main sur le ventre de leurs patients. Entre la moitié et les deux tiers seulement des stages de médecine générale sont pourvus, ce qui signifie que les internes ne savent pas ce que sont les patients. Cela pour dire que j'estime qu'aujourd'hui, avec ma nouvelle vie, je suis plus efficace pour aider les gens à vivre en bonne santé au sens le plus large et tendre vers le bien être, que lorsque j'écrivais des noms de médicaments sur des papiers nommés ordonnances.  Avec mon épouse psychothérapeute, nous avons fondé une école de la santé, on donne des cours, des conférences pour le grand public, j'écris des livres sur le sommeil*, on introduit dans l'entreprise l'idée de la sieste, ce qui est bon pour l'employeur et pour l'employé.   Cette ministre est encore plus mauvaise   J'ai suivi d'extrêmement près les mouvements qui ont agité le corps médical contre la loi de santé et le tiers payant. Je considère que Marisol Touraine est la ministre la plus désastreuse que nous ayons eu depuis longtemps. Il ne s'agit pas d'une position politique, mais cette ministre est encore plus mauvaise que tous ses prédécesseurs. Le tiers payant est une foutaise. A l'île de la Réunion, où il est généralisé, les médecins ont en moyenne 30 % de leurs honoraires qui ne sont jamais payés. C'est un bon moyen de faire pression, un bon moyen pour les mutuelles d'avoir barre sur les médecins. Je pense qu'il ne s'agit que d'un slogan politique et d'une vaste imbécilité. Si tous les syndicats s'étaient regroupés, ils auraient eu beaucoup de puissance pour revendiquer un paiement en rapport avec leur haut niveau de qualification et responsabilité, au lieu de s'accrocher désespérément à un combat d'arrière-garde pour le maintien du paiement à l'acte. Mais cela est dû aux syndicats qui sont tenus par des caciques qui commencent à être très datés.    Considéré comme un fraudeur   Le libéralisme ne veut pas dire grand-chose. Pour le médecin, sa liberté s'est d'en prendre plein la figure avec ses autorités de tutelle, d'être harcelé, d'avoir été pendant longtemps, considéré comme un fraudeur parce que le microcosme parisien qui gouverne le pays est soigné par des gens qui prennent des dépassements d'honoraires. Et c'est aussi d'en prendre plein la figure comme contribuable et d'être emmerdé par le fisc. Libéral, cela ne veut plus rien dire du tout pour moi. Le médecin aurait besoin de sa liberté pour pouvoir réfléchir et être le moins coûteux aussi. Car vu la judiciarisation de la médecine, les médecins sont obligés de se couvrir en prescrivant des scanners, des radios, de la biologie, etc…  toutes plus inutiles les unes que les autres, mais qui coutent un argent monstrueux. Il y a longtemps que les libertés sont perdues et que les médecins ont un employeur qui est la Sécurité sociale qui leur laisse tous les inconvénients des libéraux, sans leur donner les avantages des fonctionnaires.   Je suis sorti de prison, j'ai sauvé ma vie   J'ai décroché quand j'avais 50 ans, je devrais être encore en exercice aujourd'hui. J'ai plein de copains qui me disent qu'ils n'ont pas le courage de faire comme moi, mais qui en rêvent, plein aussi qui sont morts, soit par suicides soit par cancer ou une maladie foudroyante… La crise de la médecine générale était sur des rails, les statisticiens savent qu'il faut dix à quinze ans pour former un médecin. La pénurie actuelle était prévisible, les médecins sont dégoutés, et cette crise a gagné le secteur public. Les chirurgiens hospitaliers, qui font un métier extraordinaire mais aussi extraordinairement éprouvant, ont aussi envie de décrocher. Les résultats des politiques de droite et de gauche, c'est que la médecine, c'est fini. Les nouveaux médecins veulent avoir des horaires de bureaux de postes, mais des paies de hauts fonctionnaires. J'avais des bons revenus, je travaillais beaucoup. Aujourd'hui, j'ai à peu près divisé par trois mon pouvoir d'achat, mais je ne regrette pas ce choix. Je suis sorti de prison, j'ai sauvé ma vie, je me suis rendu compte que j'étais au bord du burn-out -  j'enseigne sa prévention en entreprise aujourd'hui.  Bien que j'aie été passionné par la médecine générale, que j'ai exercée à l'ancienne, comme mon père, je me félicite tous les jours d'avoir fait le choix de décrocher. J'ai trois enfants de mon premier mariage, deux qui ont commencé médecine, mais ont choisi d'autres voies ensuite. J'ai une fille de mon second mariage, qui a comme perspective de faire médecine. Donc, le virus a encore frappé. Elle ne veut pas exercer en France, mais en Suisse où elle pourra avoir d'autres perspectives, notamment hospitalières et j'avoue que la mentalité me tente beaucoup plus que le foutoir du pays qu'est la France en général aujourd'hui." *Le sommeil en questions, par le Dr Jérôme Lefrançois et Véronique Deschamps, consultants en entreprise. Editions Alpen. Publication prévue pour septembre.

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