Hôpital : "Assez de faire pleurer dans les chaumières sur le manque de personnel"

14/04/2017 Par Catherine le Borgne
Système de santé

Médecin généraliste, ancienne ministre de la Santé sous le gouvernement Juppé, présidente de la Fédération nationale des établissements d'Hospitalisation à domicile (Fnehad), Elisabeth Hubert critique la politique tout hôpital, conduite depuis des années de France. Elle prône une révolution organisationnelle qui s'enrichirait des progrès de la science, tant en matière diagnostique que thérapeutique, et ferait la part belle à l'organisation ambulatoire.

  Egora.fr: Vous portez un regard très critique sur la politique hospitalière conduite en France depuis de nombreuses années. Alors que les modes de prise en charge, les pathologies et les populations prises en charge ont changé, on continue de construire, rénover, agrandir des hôpitaux publics comme si rien n'avait évolué. Pour vous, on fait fausse route? Dr Elisabeth Hubert: Oui. C'est la résultante de deux données très culturelles en France. On ne donne aux médecins en formation que les hôpitaux comme modèle, et nous sommes un pays très étatique, très centralisateur. Ces deux données ont fait que l'on ne s'approprie pas les vérités qui émergent, les progrès. ll y a un certain nombre d'années, on hospitalisait, on examinait, on faisait les examens complémentaires des patients dans un lit. Or, les nouveaux modes de diagnostic, les nouveaux médicaments, la science tout simplement, ont complètement fait bouger les possibilités diagnostiques et thérapeutiques. Ces progrès ont été rapides, considérables, réalisés dans un temps relativement court et l'organisation n'a pas du tout suivi. Il n'y a qu'un exemple où les choses ont bougé, c'est dans l'univers de la prise en charge du sida. Lorsque cette maladie a émergé au début des années 80, on s'est assez vite rendu compte que les gens mouraient rapidement dans des conditions dramatiques psychologiques et physiques. On a très vite réagi en créant des unités dédiées dans les services de maladies infectieuses pour les malades du sida. Puis les trithérapies sont arrivées quelques années après. Et on s'est rendu compte aussi rapidement qu'on avait réussi à créer ces unités dédiées, qu'il allait falloir les arrêter. Car la chronicisation du sida faisait que les gens n'avaient plus besoin d'être hospitalisés. C'est le seul exemple que je connaisse d'une adaptabilité et d'une réactivité très importante à la fois au début, face à un mal qui émergeait, et à la fin vis-à-vis de thérapeutiques nouvelles qui permettaient d'organiser les choses tout à fait différemment. En dehors de cela, on n'a jamais réussi à mettre dans la même concordance de temps l'organisation et l'innovation que constituaient ces thérapeutiques.   Mais ce constat d'exigence organisationnelle commence à être repris par les décideurs. C'est vrai que depuis des années, nous sommes de plus en plus nombreux à penser, de tous bords politiques d'ailleurs, que l'innovation n'est pas seulement dans le matériel technique, mais aussi dans les aspects organisationnels. Néanmoins, on voit encore des professionnels du cancer défendre un modèle d'organisation qui n'a plus lieu d'être, pour des raisons financières. Je pense à la mobilisation autour de la circulaire tarifaire frontière, qui requalifie en consultations un certain nombre d'actes qui étaient de l'hospitalisation de jour. L'ambulatoire, un peu mieux organisé, mieux formé, peut permettre de rendre des services aux malades, mais on en est à défendre pour des raisons existentielles des modèles qui ne sont plus liés au progrès technique ni aux aspirations des gens. On a pu se tromper dans le passé, mais continuer aujourd'hui alors qu'on a fait le diagnostic, c'est grave.   Il y a une crainte vis-à-vis des personnels qui seront trop nombreux, des bâtiments désertés... De manière générale, la réflexion s'enferme autour de la question du personnel. Qu'en faire ? A l'occasion de cette campagne présidentielle, on nous montre des personnels qui sont débordés dans les Ehpad, dans les services d'urgence. Et à chaque fois, la conclusion est : il faut plus de personnels. Mais est-ce que la racine du mal n'est pas en amont ? Lorsque je vois le reportage, je n'en veux pas aux personnels qui revendiquent, ils ne sont pas en cause. C'est en amont qu'il aurait fallu imaginer un autre modèle. De la même manière, je ne jette pas la pierre aux directeurs d'hôpitaux, car ils ont conscience de cela. Ils savent bien que cet univers est en train de complètement bouger. Mais ce n'est pas pour rien qu'en France on a le culte du diésel, c'est vrai aussi sur la façon dont on gère les choses. Il faut du temps, trop de temps, et pendant ce temps-là, on construit des bâtiments. Je commence à me dire qu'il se pourrait bien que dans dix ans, ceux qui prendront ma place instruisent un procès en sorcellerie de ce que nous aurions pu prendre comme décisions. Or, nous nous positionnons dans un schéma à trois ans et il peut y avoir d'autres intérêts qui émergent, qui ne sont pas ceux de la santé. Je connais bien le cas du CHU de Nantes. L'endroit où il a été positionné relève essentiellement d'un projet urbanistique. Je ne suis pas certaine que ce soit à la Sécurité sociale de financer l'urbanisation de Nantes… Mais les gens sont de bonne foi. Voilà pourquoi, partout où je passe, je répète que notre responsabilité, c'est celle d'une innovation organisationnelle. Alors, cela fait sourire des gens, qui disent qu'en faisant cela, je plaide pour l'hospitalisation à domicile. Oui, mais il faut ramener la HAD à sa juste dimension. Nous représentons moins de 1 % des dépenses, nous hospitalisons moins de 110 000 patients par an; si demain on double, on en aura 220 000. Nous faisons en un an 4,8 millions d'actes, ce que toutes les infirmières font en un jour. Mais c'est légitime puisque le positionnement qui est le nôtre est d'être là où l'on doit se situer. En revanche, la porte est ouverte à une professionnalisation de l'organisation. Voilà pourquoi je défends tellement les maisons et pôles de santé, à condition qu'on ait des hauts niveaux d'exigence. Et à ce moment- là, cela s'imposera de soi-même. Il faut s'approprier les progrès technologiques que sont la télésanté, la connectique dans des endroits déshérités, pour prodiguer des soins sous le contrôle et le regard d'un médecin.   Cette politique-là, elle a été initiée par le gouvernement lors du quinquennat écoulé.   Oui, un certain nombre de choses ont été faites, y compris pour mon activité de HAD. Le seul problème est que le rythme n'est pas bon. J'entends des candidats à l'élection présidentielle dire qu'ils vont multiplier par deux, trois et pourquoi pas cinq ou dix, les maisons de santé. Mais quand on va sur le terrain, on voit qu'il faut plusieurs années pour monter un projet et que s'il n'y a pas au départ des professionnels que l'on a conduit à se rencontrer et qu'il n'y a pas quelqu'un "qui tient la plume" pour faire la conduite du projet, va organiser les réunions, faire les comptes-rendus, on n'y arrive pas. Ce qui épuise les professionnels qui veulent monter un projet de santé, c'est qu'ils font ça le soir et qu'ils doivent consacrer un temps énorme à l'organisation. Il faut avoir le sens de l'ingénierie des projets. Il faut mettre dans tous les territoires quelqu'un qui est capable de faire de la conduite de projet. C'est un travail microscopique, mais je reconnais qu'il est plus 'fun' de dire "je vais multiplier par 4 les maisons de santé" que de dire que je vais installer un "clampin" dans votre département pour vous faire accoucher de votre projet.   Comment faire en sorte que libéraux et hospitaliers puissent travailler harmonieusement sur le terrain, autour du patient ? Les libéraux redoutent l'impact de l'hôpital hors les murs, et tentent de faire barrage… Dans le monde de la santé, il ne faut pas utiliser certains mots, qui sont des gros mots. Mais, allez, je le dis : le marché, il est tellement vaste, il y en a pour tout le monde. Arrêtons de penser qu'on n'a pas besoin les uns des autres. J'étais médecin généraliste et aujourd'hui, on a besoin de compétences pointues, on a besoin de la pratique hospitalière mais à un autre niveau, avec des éléments diagnostiques et thérapeutiques plus ciblés. L'hôpital va vers une hyperspécialisation, mais à l'inverse, ces médecins sont tellement hyperspécialisés que la place de la médecine générale globale, de synthèse est là.   Les jeunes médecins ont le défaut de moins vouloir travailler que la génération d'avant. Mais ils ont deux qualités. D'une part, ils sont pointus en terme médical et d'autre part, ils ne mettent pas du tout de hiérarchie entre les diverses strates de professionnels de santé. Ils ont cette envie de travailler en équipe. Mais comme ils veulent moins travailler, il faut plus de monde. Néanmoins, du fait de l'effet ciseaux de la démographie, on ne peut pas offrir à cette génération la possibilité de travailler en équipe. On commence à les former, mais on continue à les former à l'hôpital plutôt que les envoyer en stage en ville. On n'a pas suffisamment analysé le fait que les étudiants en médecine sont plus urbains qu'auparavant, venant de milieux plus favorisés, issus de très bons lycées et ayant obtenu des mentions bien ou très bien au bac. Voilà la population qui est en médecine.   Durant cette campagne, nombreux sont les candidats à droite qui ont affiché leur volonté de deshospitaliser. S'agit-il d'un slogan, la situation peut-elle être débloquée ? Je pense qu'on y arrivera car il y a une corde de rappel : l'économie. La situation économique que nous avons vécue, qui permettait de mettre un voile sur l'organisation, touche à sa fin. Les taux d'intérêts sont en train de remonter et on ne va pas pouvoir s'extraire d'un certain nombre de solutions. Il y aura toujours dans cette campagne des candidats pour faire pleurer dans les chaumières sur le manque de personnels aux urgences ou dans les Ehpad, mais je pense qu'on va bouger, un peu lentement; j'ose espérer qu'on ne le dit pas avant, et qu'on le fera après. Mais il  faudra continuer à marteler, car ce n'est pas gagné.

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