Entretien avec le Dr Catherine Bonnet, co-auteure de la lettre, pédopsychiatre et ancienne membre de la Commission Pontificale de Protection des Mineurs. Egora.fr : Pourquoi avoir écrit cette lettre ouverte à Adrien Taquet ? Dr Catherine Bonnet : Nous avons fait plusieurs tentatives pour être entendus. La dernière en date remonte lors des débats autour de la loi contre les violences sexuelles et sexistes. Le Gouvernement a refusé deux amendements présentés portant sur l’obligation de signaler. Les sénateurs les avaient pourtant adoptés… mais lors de l’examen en commission mixte paritaire, ils ont été supprimés. J’essaie depuis 1999 avec plusieurs collègues, dont le Dr Chabernaud [pédiatre-réanimateur, Hôpital Béclère, Clamart APHP, NDLR], de faire modifier l’article 226-14 du Code pénal. Je ne trouve pas cela normal d’être face à un dilemme : d’un côté, les médecins qui signalent leurs suspicions de violences sexuelles risquent des poursuites et des sanctions… et de l’autre, s’ils ne signalent rien et que les faits sont avérés par la suite, ils risquent également des poursuites pénales. La loi ne protège-t-elle pourtant pas déjà les mineurs ? Il y a deux choses différentes. L’article 226-14 du Code pénal autorise la levée du secret en cas de maltraitance, mais il n’y a pas d’obligation. Elle figure dans l’article 40 de procédure pénale que pour les fonctionnaires c’est-à-dire un petit nombre limité de médecins : ceux de l’Etat et ceux de la fonction publique territoriale. Le problème, c’est que la loi entretient un flou juridique et n’est pas assez claire en France et cette défaillance permet des poursuites. La seule solution, c’est d’y inscrire clairement une obligation de signaler. Il n’y a qu’elle qui peut protéger les médecins du signalement et les enfants, car les médecins n’auront plus peur de signaler. Les présumés agresseurs ont souvent de bons avocats qui utilisent ce flou pour...
se défendre en posant nombre de questions telles que « pourquoi le signalement n’a eu lieu qu'à tel moment », « pourquoi le médecin a attendu ? », « pourquoi le médecin n’a pas fait une enquête »... Mais en réalité ne pouvons que signaler ! C’est au procureur d’agir. Quel doit être le rôle du médecin dans ce cas ? Les médecins ont un rôle vital en général, en particulier chez les enfants. Les conséquences chez eux peuvent être très graves si les violences ne sont pas détectées à temps. Il ne faut pas oublier que les enfants parlent très peu, ils ont souvent peur et se sentent coupables. Le travail de dépistage par des symptômes inexpliqués et le dévoilement de l’enfant conduisent à des suspicions - j’insiste sur le terme - de notre part. C’est ensuite au procureur de faire son travail. Or, ce que le Gouvernement actuel ne comprend pas, c’est qu’une obligation de signalement au procureur serait plus efficace pour identifier les enfants victimes que de transmettre une information préoccupante à la CRIP [Cellule départementale de recueil de traitement et d'évaluation, NDLR] Les procureurs ont les moyens de rechercher les preuves d’infractions pénales et de les établir. Qu’attendez-vous des politiques ? Il faut que le Gouvernement soutienne un nouveau débat sur l’obligation de signaler et que l’Assemblée nationale en comprenne l’importance. Le Sénat a voté des amendements très clairs en 2018. Il y a eu entre temps beaucoup d'auditions et pourtant, le Gouvernement persiste à dire qu’il ne faut pas modifier cette loi.
Nous avons demandé à être reçus par Marlène Schiappa, nous avons écrit au Premier ministre à propos des violences faites aux femmes car il y a une continuité entre ces violences et celles commises envers les enfants et nous n’avons toujours pas été entendus. D’autant qu’en détectant rapidement les faits chez les enfants, les thérapies sont...
plus rapides, efficaces et les enfants souffrent moins longtemps. J’ai décidé de lancer une pétition pour attirer l’attention sur ces questions, elle a déjà atteint près de 1.900 signatures, de la part d’associations, de citoyens, et de professionnels. L’intégralité de la lettre ouverte à retrouver ci-dessous : Lettre ouverte à Monsieur Adrien Taquet, Secrétaire d’Etat auprès de la Ministre des solidarités et de la santé Monsieur le Ministre, Le 3 Octobre 2019, Madame la Sénatrice Catherine Deroche, Présidente de la Mission d’information Commune sur les violences sexuelles en institution au Sénat vous a annoncé la création d’un groupe de travail par les commissions des Affaires Sociales et des Lois sur l’obligation de signaler par les professionnels astreints au secret professionnel, constitué au Sénat le 24 juillet 2019 (1). Vos réponses nous ont étonnés : En premier : « le taux annuel de victimisation de violences sexuelles pour les mineurs annuel était de 2,5 sur 1 000 mineurs en 2017 » […] « face à ce fléau, je ne pense pas pour autant que la meilleure piste soit de s’engager vers une nouvelle modification du droit. Comme bien dans des domaines, il faut d’abord et avant tout faire appliquer le droit (2)». Hélas, ce taux annuel de victimisation de 2,5 sur 1 000 mineurs en France est plus bas que celui de l’Angleterre, pays n’ayant pas l’obligation de signaler. Lorsqu’il y a une obligation de signalement, ce taux est multiplié par quatre : Angleterre 2007-8 :3 pour 1000 sans obligation de signaler. Australie 2006-7 :7 pour 1000 ayant alors une obligation de signaler dans certains états. Etats-Unis 2006 :12,1 pour 1000 ayant une obligation de signaler dans tous les états. Canada 2003 :13 pour 1000 ayant une obligation de signaler dans toutes les provinces (3). D’autres études comparatives indiquent des taux similaires que ce soit aux Etats-Unis ou ailleurs : Drake et Johnson-Reid ont comparé les taux annuels de tous les signalements en 1977 avec ceux de 2003 dans 29 Etats américains sur 50 : le nombre a été multiplié par 4 en 26 ans. Leurs résultats montrent que très peu de victimes signalent d’eux-mêmes (0,14% en 2003) ainsi que les agresseurs (0,01% en 2003). De plus l’investigation des signalements d’abus sexuels depuis l’obligation de signaler a représenté moins de 10% du budget des services compétents (4). Bross et Mathews ayant comparé en 2008 les taux de signalement fondés ont constaté que les professionnels obligés de signaler ont produit une majorité de signalements fondés dans ces trois pays : 75% pour le Canada en 2003, 67,3% pour les Etats-Unis en 2004, 58,01% pour l’Australie en 2006 qui n’avait pas encore inséré une obligation de signaler dans tous ses états (5). En 2010, Mathews a comparé le nombre de signalements fondés dans l’Etat de Victoria (Australie) et en Irlande : il y a eu 4,7 fois plus de signalements fondés d’abus sexuels dans l’Etat de Victoria qui a une obligation de signalement qu’en Irlande, qui l’a adoptée en 2017 (6). Ces études et d’autres montrent que l’introduction d’une obligation de signaler augmente non seulement la détection et le signalement par des professionnels désignés mais également l’identification des enfants victimes ainsi que leur protection contre la répétition des violences. Elle peut également prévenir les risques...
que d’autres enfants soient agressés par le même prédateur. Le rôle vital des médecins pour assurer la détection des violences En 1962, l’article « le syndrome de l’enfant battu » rédigé par des pédiatres américains a déclenché le principe d’une obligation de signalement pour garantir, après avoir suspecté des violences, « que ne sera pas permise le risque de répétition des traumas » (7). Ils ont alors mené une campagne auprès des législateurs qui dans cinquante états des Etats-Unis ont adopté de 1962 à 1967 une obligation de signalement aussi bien pour les professionnels que pour tout citoyen (8). Le Canada (entre 1965 et 1981) ainsi que l’Australie (de 1969 à 2009) l’ont également inséré dans leur législation. Hélas la France, pays où l’obligation figure dans l’article 40 de procédure pénale pour un petit nombre limité de médecins, fonctionnaires de l’Etat et de la fonction publique territoriale, est avec l’Albanie, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Portugal et la Serbie l’un des 8 pays d’Europe sur 30 qui n’a pas adopté une obligation de signaler (9). Quel retard pour notre démocratie ! Nous médecins d’enfants, nous souhaitons que le gouvernement comprenne qu’un enfant ne peut pas stopper de lui-même les violences alors qu’un adulte en a les capacités. Les crimes sexuels sont dissimulés, il y a rarement des témoins. Lorsque les violences sont brutales, l’enfant a peur. Lorsque les gestes sexuels imposés sont insidieux, précédés de mots d’affection ou réalisés sous un prétexte éducatif avec l’intention cachée d’agresser, l’enfant est dans l’impossibilité, dans ce contexte de confusion et de contradictions des comportements, de repérer l’acte délictueux et criminel. De plus ces violences sexuelles, s’accompagnent souvent de coups, humiliations, menaces sur sa vie ou/et celle des proches ou de chantage. Alors n’est-il pas étonnant que l’enfant ressente des sentiments de solitude et d’impuissance et se taise ? Sans l’aide d’un autre adulte, notamment de médecins, ces délits et crimes sexuels réduisent longtemps les enfants au silence (10) car le dévoilement de violences peut être :
- soit spontané, selon les témoignages de victimes d’inceste ou de l’Eglise, mais le délai moyen du silence dure des décennies après l’âge adulte,
- soit secondaire à un repérage de symptômes inexpliqués par les médecins qui posent alors des questions à l’enfant en l’examinant, car leur responsabilité est de dépister l’origine des symptômes pour le soigner, et lorsqu’il s’agit d’infractions du code pénal, ils « jouent un rôle vital dans la protection des enfants contre les plus sérieuses violations de leurs droits. », comme l’a écrit, Hina Jilani, Représentante Spéciale des Défenseurs des Droits de l’Homme le 16 mars 2005, recommandant au gouvernement français de changer la législation française.
Ce 3 octobre, vous avez également exprimé votre crainte qu’un signalement au procureur ne mette « en péril les informations à la CRIP », que « les autorités judiciaires seraient engorgés », « les placements judiciaires intempestifs ». Pourquoi éviter les signalements au procureur quand il s’agit de délits et crimes à l’encontre de mineurs, alors que le parquet a la responsabilité et les moyens que n’a pas la CRIP pour investiguer sans délai des violations du code pénal et prendre les décisions de poursuites. Ceci protégerait notamment beaucoup mieux les enfants handicapés pour lesquels vous avez déclaré à plusieurs reprises votre attention du fait de leur plus grande vulnérabilité ? Nous médecins, nous ne pouvons pas admettre que l’Etat refuse de résoudre le dilemme des médecins qui persiste depuis 1997 : soit être l’objet de poursuites et sanctions disciplinaires s’ils signalent, soit être l’objet de poursuites pénales pour ne pas avoir signalé. La solution est avant tout la volonté politique de légiférer pour rétablir l’obligation de signaler faite à tous les médecins qui avait été adoptée le 5 juillet 2018 et l’étendre à d’autres professionnels, notamment les membres du clergé. Constatant que nos collègues médecins, ne peuvent pas exercer leur travail de dépistage des violences dans ces conditions, nous avons lancé le 31 mai 2019, comme nos collègues pédiatres américains une campagne à l’attention du gouvernement et des parlementaires dans une pétition pour alerter tout citoyen : ça suffit ! Sauvons maintenant les mineurs victimes de violences sexuelles (11). Alors, ne croyez-vous pas, Monsieur le Ministre, que plutôt que de refuser de modifier la loi, il serait urgent que le gouvernement soutienne le rétablissement d’une obligation de signaler au Sénat et la favorise à l’Assemblée nationale afin d’appliquer l’article 19 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant et son commentaire (Observation générale n°13) par le Comité des Droits de l’Enfant recommandant entre autres l’obligation de signaler (12) ? Ne serait-ce pas à l’occasion des 30 ans d’anniversaire de cette Convention Internationale, l’une des meilleures pistes à annoncer aux français pour véritablement protéger leurs enfants contre toutes formes de violences ? Docteure Catherine Bonnet Pédopsychiatre Ancienne membre de la Commission Pontificale de Protection des Mineurs Docteur Jean-Louis Chabernaud Pédiatre-réanimateur Hôpital Béclère, Clamart AP-HP. Université Paris Saclay
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