L'Ordre peut-il suspendre un médecin pour présomption d'insuffisance professionnelle ?
D'après une décision du Conseil d’Etat du 23 mai 2024, un médecin ne peut être suspendu par l’Ordre pour insuffisance professionnelle qu’après avoir été examiné par trois médecins experts de sa spécialité.
Le Dr B…, médecin généraliste, reçoit une plainte de l’Assurance maladie au motif qu’il prescrirait avec une grande fréquence des antibiotiques et des analyses biologiques et poserait des diagnostics "lourds" sans élément de preuve. A la suite de cette plainte, le Conseil départemental de la Loire-Atlantique de l’Ordre des médecins décide, le 8 novembre 2018, de saisir le Conseil régional des Pays de la Loire d’une demande de suspension du droit d’exercice de ce praticien, pour insuffisance professionnelle, en application de l’article R.4124-3-5 du Code de la santé publique. Selon cet article, en cas d’insuffisance professionnelle rendant dangereux l’exercice de la profession, la suspension temporaire, totale ou partielle, du droit d’exercer peut être prononcée par l’Ordre sur la base d’un rapport d’expertise établi par trois médecins qualifiés dans la même spécialité que celle du praticien concerné. Ces trois experts procèdent ensemble à l’examen des connaissances théoriques et pratiques de leur confrère avant de déposer leur rapport qui devra indiquer les éventuelles insuffisances relevées, leur dangerosité et préconiser les moyens de les pallier par une formation théorique et, si nécessaire, pratique. Ce n’est qu’en cas d’absence de l’intéressé à deux convocations que les experts peuvent établir un rapport de carence à l’intention du Conseil régional de l’Ordre, qui peut alors suspendre le praticien pour présomption d’insuffisance professionnelle rendant dangereux l’exercice de la profession.
Un doute sérieux sur la légalité de la décision
Une présomption qui peut poser problème, comme vient de le juger le Conseil d’Etat. En effet, dans l’affaire examinée par la juridiction administrative, le Conseil régional des Pays de la Loire n’a pas statué dans le délai de deux mois à compter de la réception de la demande dont il a été saisi. L’affaire a alors été portée devant le Conseil national de l’Ordre, le 25 mars 2019, qui déclarera, le 16 avril 2019, une première expertise irrégulière avant de décider de réaliser une nouvelle expertise. Or, l’expert désigné par le Dr B… n’ayant pu assurer sa mission, l’expertise prévue au mois de juillet 2019 a été annulée. Rappelons que l’expertise prévue par l’article R.4124-3-5 est contradictoire et doit être menée par trois médecins désignés comme experts, le premier par l’intéressé, le deuxième par l’Ordre et le troisième par les deux premiers experts. Ce n’est qu’au mois d’août 2021 que le président du tribunal judiciaire va désigner un nouvel expert pour le compte du Dr B…, expert qui se désistera au mois de septembre 2023 ! Un nouvel expert est alors désigné par le tribunal qui convoquera le Dr B… à deux réunions d’expertise le 28 novembre 2023 et le 9 janvier 2024, auxquelles il ne pourra se rendre, la première pour un motif médical, la seconde en raison de l’assistance qu’il portait à sa sœur décédée quelques jours plus tard.
Au vu du procès-verbal de carence de l’expertise établi le 15 janvier 2024 par les experts (soit plus de cinq ans après le début de cette procédure), le Conseil national de l’Ordre a suspendu ce praticien, le 13 mars 2024, pour une durée de trois mois.
Saisi, en dernier recours par ce médecin généraliste, le Conseil d’Etat, statuant en urgence, lui a donné raison dans une décision rendue le 23 mai 2024. Pour le Conseil d’Etat, cette mesure de suspension qui peut être prolongée aux résultats d’une nouvelle expertise, "préjudicie de manière grave aux intérêts de ce médecin en le privant pendant une durée indéterminée de la seule source de revenus dont lui et son épouse, qui est également employée de son cabinet, disposent…". Et le Conseil d’Etat d’ajouter "que les seuls faits qui justifient la présomption d’insuffisance professionnelle sont ceux figurant dans la saisine du Conseil départemental de l’Ordre des médecins, qui datent de 2014-2015 et que le Docteur B…, qui n’a jamais cessé d’exercer la médecine générale dans les mêmes conditions et qui affirme sans être contredit avoir suivi de nombreuses formations, n’a fait l’objet d’aucune plainte de patients ni d’aucun signalement de l’Assurance maladie au cours des presque dix années qui se sont écoulées depuis ces faits….". Un délai anormalement long pour juger de la dangerosité (ou non) d’un médecin au regard de la sécurité de ses patients.
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