"One Health" : une nouvelle manière de pratiquer la médecine ?

27/04/2023 Par Adrien Renaud
Santé publique
Si elle a d’abord été défendue par les spécialistes de la santé animale, l’approche "One Health" est régulièrement mise en avant depuis la crise sanitaire, qui a mis nos systèmes de santé sens dessus dessous et a révélé l’importance d’une approche transversale entre santé humaine, santé animale et santé environnementale. Reste à savoir si – et comment – on pourrait en faire une nouvelle manière de pratiquer la médecine.

  Réservée à quelques spécialistes avant la crise sanitaire, l’expression "One Health" (ou "Une seule santé") est aujourd’hui devenue d’usage courant. Mais cet anglicisme, qui entend englober d’un même regard la santé des humains, celle des animaux, celle des plantes et celle de l’environnement en général, est encore souvent accompagné de termes masquant mal son caractère relativement théorique : "démarche interdisciplinaire", "vision systémique", "concept holistique"… Ce qui pourrait laisser penser que l’approche One Health est à ranger du côté des thématiques de recherche des écologues et autres spécialistes de la biodiversité. Pourtant, il est possible, et souhaitable même selon certains, d’en faire une nouvelle manière de pratiquer la médecine au quotidien. Il est vrai que les dernières années donnent du grain à moudre à ceux qui défendent l’idée selon laquelle la curiosité d’un médecin doit aller bien au-delà de ce qui se passe entre les quatre murs de son cabinet. "Comme environ 75% des maladies émergentes répertoriées chez l’homme, le Covid-19 est très probablement une zoonose due à l’introduction d’un coronavirus à partir d’un réservoir animal, écrivait ainsi en février 2022 le défunt Conseil scientifique, dédié à la lutte contre le Covid-19. La crise actuelle met en exergue la nécessité d’être capable d’identifier en amont les risques, de les prévenir et de les limiter, et d’anticiper les émergences afin de mieux nous préparer aux prochaines crises sanitaires, dont les crises pandémiques." Ce qui explique la création, en septembre dernier, du Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires (Covars), successeur du Conseil scientifique, qui s’est vu attribuer des missions relevant tout autant de la santé humaine que de la santé animale, des polluants environnementaux et alimentaires, ou encore des transformations induites par le changement climatique.   Saut d’espèce "L’immense majorité des risques sanitaires infectieux sont à l’origine des zoonoses, d’où la nécessité de considérer en bloc la santé humaine, la santé animale et même celle des plantes, confirme la Pre Brigitte Autran, présidente du Covars. On peut le voir avec la grippe aviaire, qui était saisonnière et dont l’incidence est désormais permanente au cours de l’année, ce qui augmente le risque de transmission d’oiseaux sauvages à des animaux domestiques ou d’élevage, puis à de petits mammifères ou à l’homme." Et loin d’être une illustration théorique de l’approche "Une seule santé", ce constat se traduit dans les recommandations faites par le Covars aux pouvoirs publics : "En temps normal, il est difficile pour le virus de franchir la barrière de l’espèce et de se transmettre de l’oiseau à l’homme, mais si l’homme a la grippe, il y a plus de risques que les deux virus se recombinent, précise la médecin immunologiste. C’est pourquoi nous recommandons de vacciner les éleveurs contre la grippe saisonnière, même s’ils ne sont pas dans la cible habituelle. C’est typiquement une approche One Health." 

Autre exemple : la dengue. "Jusqu’à une date récente, celle-ci était quasi absente de métropole, mais l’année dernière, on a eu 65 cas de dengue autochtone dans le Sud, en lien avec le réchauffement climatique et l’invasion progressive de ces régions par le type de moustique qui transmet la maladie, constate Brigitte Autran. Nous sommes donc en train de préparer un avis pour dire aux cliniciens qu’ils doivent revoir leurs habitudes : face à une fièvre manifestement virale, jusqu’à aujourd’hui, peu pensaient à la dengue, mais on va en voir de plus en plus." C’est ce qui fait dire à Brigitte Autran que l’approche One Health ne nécessite "pas forcément des améliorations technologiques mais des améliorations de la pensée humaine : il faut arrêter de penser en silo, chacun dans sa case, dans sa pathologie".   Le meilleur ami de l’homme… et du médecin Lentement mais sûrement, l’approche One Health est en train d’infuser dans l’ensemble du système de santé, et d’imprégner le discours des médecins. Pour preuve, le 16e CMGF (Collège de la médecine générale) 2023 a largement placé ce concept au cœur des échanges. Ou encore, le Syndicat de la médecine libérale (SML), qui en a fait l’un des axes de sa réflexion et de son action. "Nous voulons élargir notre vision, voir plus grand, et cela nous permet de mieux agir, notamment en termes de prévention", veut croire sa présidente, la Dre Sophie Bauer. Un élargissement de la vision qui peut, de manière parfois surprenante, prendre des allures très concrètes en consultation. C’est ainsi que Sophie Bauer, qui exerce en tant que chirurgienne en Seine-et-Marne, a pris l’habitude d’utiliser les retentissements entre la santé de ses patients et celle de leurs animaux domestiques pour inciter à des changements de comportement. "On remarque souvent que les chiens de personnes obèses ont tendance à être obèses, que les chiens de fumeurs font des cancers du poumon, note la médecin spécialiste. Je demande donc souvent à mes patients souffrant d’obésité s’ils ont un chien, et je leur explique que pour la santé de leur chien, il faut sortir davantage… Ce qu’ils ne font pas assez pour leur propre santé, ils peuvent se mettre à le faire pour celle de leur chien."  Mais l’approche One Health conduite par le SML ne se limite pas à cette utilisation très spécifique des liens entre santé humaine et santé animale. "Un autre volet concerne le précepte 'Primum non nocere' ('d’abord ne pas nuire'), ajoute Sophie Bauer. Nous devons adapter nos cabinets pour éviter de créer des maladies supplémentaires, par exemple en réduisant notre empreinte carbone, en supprimant les matériaux polluants qu’il peut y avoir dans les peintures, dans les tissus que nous utilisons..." En tout état de cause, la sensibilisation des patients aux enjeux qu’implique cette approche fait, selon la responsable syndicale, partie intégrante des missions du médecin. C’est pour cela que son organisation "a prévu de faire des formations sur ce sujet", notamment en lien avec les organismes de formation continue. Un événement ouvert à tous les médecins sera par ailleurs organisé par le SML fin juin, annonce-t-elle.   Fin du monopole médical de la parole Par nature, One Health ne doit pas concerner qu’une profession. Or l’élargissement du regard que nécessite cette approche repose sur une certaine évolution des mentalités. "On avait l’habitude d’un quasi-monopole des médecins en ce qui concerne la possibilité de s’exprimer sur la santé, note Amandine Gautier, chercheuse en sociologie et sciences politiques à l’École nationale des services vétérinaires (ENSV) de Lyon. Aujourd’hui, il y a une multitude d’acteurs qui peuvent aussi prendre la parole : les écologues, les professionnels de la biodiversité, les vétérinaires…" Cette libéralisation de la parole ne doit pas, selon elle, conduire, comme cela a pu être le cas par le passé, à opposer les professions entre elles, bien au contraire. "Sur la question de l’antibiorésistance, les médecins ont commencé par dire que les problèmes venaient de la santé animale, ce qui était vrai, puis les vétérinaires ont fait des efforts et ont reproché aux médecins de ne pas en faire assez, rappelle-t-elle. C’est justement ce qu’il faut éviter, il ne faut pas penser la santé animale contre la santé humaine." 

Bien heureusement, Amandine Gautier note de sérieux progrès sur ce plan, et souligne que les jeunes générations de médecins sont très intéressées par ce dialogue entre les disciplines. "On voit beaucoup de jeunes médecins qui sont intéressés par les questions de santé environnementale, qui veulent faire dialoguer la santé publique avec les questions d’environnement, de changement climatique", se félicite-t-elle. C’est d’ailleurs tout le sens de l’institut One Health qu’elle est en train de contribuer à monter. "C’est un projet porté par l’ENSV, l’EHESP et AgroParisTech, précise la chercheuse. L’institut proposera dès la fin 2023 une série de programmes de formation afin d’offrir des compétences interdisciplinaires pour mieux comprendre les enjeux de surveillance, de prévention et de gestion de risques sanitaires et environnementaux." Des formations qui s’adresseront "aux décideurs" mais aussi "aux professionnels et acteurs publics et privés» dont, bien sûr, les médecins font partie.   Travailler en réseau Mais si l’institut One Health vise certes à partager des connaissances et, comme toute école, à délivrer des diplômes, dont notamment un master international One Health, l’idée est également de bâtir une communauté, indique Amandine Gautier : "Nous allons avoir un réseau des auditeurs. Il est important que les gens puissent poursuivre le travail ensemble, et qu’ils se connaissent avant la survenue d’une crise." Car l’essentiel est bien, à terme, de faire bloc pour faire peser la santé, conçue comme un tout, dans les décisions. "On sait qu’il y a des blocages, par exemple dans le secteur des pesticides, note Brigitte Autran. Si on oppose à ces blocages la santé conçue comme One Health, on aura plus de chances de peser sur les décisions, et par exemple de favoriser des innovations qui permettent d’être moins toxiques." C’est bien ce qui fait dire à la présidente du Covars que One Health est autre chose qu’une lubie passagère dont des communicants se seraient emparés pour habiller d’anciennes idées : "Il y a évidemment un effet de mode, mais c’est bien plus que cela. C’est une véritable prise de conscience."

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