"On l'appelait Bamboula" : Alice Mathieu-Dubois, première femme noire médecin en France
LES HEROÏNES DE LA MEDECINE 1/4 – Fille d'un esclave de Cayenne affranchi, Alice Mathieu-Dubois parvient à se hisser jusqu'au concours de l'Internat de Paris "en un temps où la doctoresse semblait être pour beaucoup de gens une excentrique ou un monstre". Epouse du psychiatre Paul Sollier, avec qui elle dirige un sanatorium renommé, elle se dévoue jour et nuit à ses patients et force l'admiration de la société de la Belle époque. Cet été, Egora rend hommage aux femmes méconnues qui ont fait honneur à la profession. Nous sommes en 1880 et cette année-là, cinq femmes se présentent aux examens du baccalauréat de la Sorbonne. Parmi les 904 candidats aux épreuves de rhétorique, se trouve, "détail piquant", "une jeune négresse", relève Le Gaulois dans son édition du 12 décembre. Mlle Alice Mathieu-Dubois, "déjà bachelière ès sciences de l'an passé, a subi avec succès des épreuves qui étaient affrontées pour la première fois, croyons-nous, par une femme de race noire". "Pas de femmes! Pas de jupons!" Un exploit pour cette jeune fille, née en 1861 d'un père esclave affranchi, parti de Cayenne pour s'installer comme dentiste à Compiègne, dans l'Oise. Elevée par son père suite à la mort de sa mère peu après sa naissance, la jeune Alice se dirige un temps vers l'art dentaire, avant d'emprunter le chemin de la médecine, ouvert par Madeleine Brès en 1875. En 1881, on la retrouve à Paris, sous le patronage du Dr Edwards, père de Blanche Edwards, demoiselle qui se bat pour ouvrir les concours de l'externat (en 1882) puis de l'internat (en 1885) aux femmes. En 1883, un an après son amie Blanche, Alice est reçue 72e sur 254 au concours de l'externat. Lors de ses stages, elle est décrite comme "très assidue et exacte à son service" ou encore "bonne élève obéissante et dévouée".
En 1885, les deux amies partent à l'assaut du concours de l'internat, aux côtés d'Augusta Klumpke. Les amies ne passent pas inaperçues : "Mlle Edwards est une jolie blonde, et elle laisse volontiers ses cheveux flotter sur ses épaules. Le hasard lui a donné pour amie une négresse du plus beau noir, externe en ce moment à l'hôpital des enfants", se plait à décrire Le Gaulois. "Ces demoiselles, vêtues et coiffées de même, sortent fréquemment ensemble et forment ainsi, blanche et noire, une antithèse vivante, ce qui, sans doute, leur a valu le surnom de pupilles de Victor Hugo. Toutes deux se livrent avec conscience, d'aucuns disent avec passion, aux autopsies les plus compliquées, aux préparations anatomiques les plus 'suaves'." Leur candidature au concours de l'internat ne fait pas l'unanimité, y compris chez les (rares) femmes médecins diplômées. "Un clan de doctoresse les blâme, un autre les approuve", résume Le Figaro.
Le jour de l'écrit, certains de leurs camarades masculins manifestent bruyamment contre...
leur présence, rapporte L'Evenement, présent sur place. "Pas de femmes! Pas de jupons!", crient les uns. "Bamboula ! Bam-bou-la !", martèlent les autres. "Il faut savoir que c'est le sobriquet pittoresque dont les étudiants ont gratifié une de leurs camarades, nègre, qui était absente d'ailleurs, ayant sans doute jugé prudent de se dérober à l'ovation qui lui était réservée", explique le reporter. "Bamboula" : ce terme raciste est bel et bien, à l'époque, le surnom dont Alice Mathieu-Dubois a été affublée par les étudiants en médecine, y compris par ses amis, confirme Marie Wilbouchewitch, deuxième femme interne des hôpitaux de Paris, dans ses mémoires. "Tant qu’elle habitait chez les Edwards, elle était habillée […] avec un nœud rouge ou bleu dans les cheveux et des robes de couleurs. […] tout le monde aimait bien Bamboula", décrit-elle.
La thèse quinze jours après l'accouchement Reste qu'Alice Mathieu-Dubois ne se présente finalement pas au concours de l'internat. Cette année-là, son amie Blanche Edwards est éliminée dès l'écrit tandis qu'Augusta Klumpke obtient un poste d'interne provisoire : l'année suivante, elle devient la première femme interne titulaire en France. Alice entame sa dernière année d'externat, en 1886, peu après avoir épousé Paul Sollier, interne provisoire à l'hôpital Bicêtre. Ayant validé les 16 inscriptions nécessaires, elle soutient sa thèse l'année suivante, quinze jours après avoir accouché de sa fille, Suzanne. La thématique choisie montre qu'elle n'a pas complétement renoncé à l'art dentaire enseigné par son père : L’état de la dentition chez les enfants idiots et arriérés : contribution à l’étude des dégénérescences dans l’espèce humaine. Elle lui rend d'ailleurs hommage : "À mon père. Mon premier maître dans la pratique de l’art dentaire et mon guide dans toutes mes études, j’offre et je dédie ce travail. Bien faible témoignage de reconnaissance et d’affection filiale." Comme seulement trois femmes avant elle, Alice Sollier obtient la mention...
honorable. Le 5 novembre 1887, Le Petit Troyen consacre un entrefilet à cette "doctoresse nègre". "La femme médecin n'est déjà plus un objet de curiosité. Ce qui est plus rare, c'est la doctoresse nègre. Une de ces dernières, Mme Sollier, vient de passer avec succès sa thèse de médecine", relève-t-il. C'est la dernière fois que la presse mentionne sa couleur de peau : Alice Sollier semble avoir conquis sa place dans la bonne société. Le couple Sollier se consacre au traitement des maladies nerveuses et de la dépendance à la morphine. Ils co-dirigent la Villa Montsouris, située dans le 13e arrondissement de Paris, de 1889 à 1897, au sein de laquelle ils soignent par hydrothérapie et électrothérapie. Paul Sollier y développe sa "méthode physiologique" de démorphinisation, une cure de deux mois. Le 1er avril 1897, le couple ouvre son sanatorium à Boulogne-sur-Seine. Eclairage électrique, ascenseur, chauffage central… L'établissement, qui dispose d'une cinquantaine de lits, est confortable et luxueux. Il emploie une armée d'infirmières, de garde-malades et de domestiques. Paul Sollier y dispense un traitement "psycho-physiologique" des maladies nerveuses, que certains rapprochent aujourd'hui des thérapies cognitivo-comportementales. Loin de n'être qu'une "femme de", le Dr Alice Sollier s'implique dans la gestion de l'établissement et prend en charge les patients (plutôt les patientes, semble-t-il), auxquels elle se dévoue jour et nuit. En l'absence de Paul Sollier, qui enseigne et publie, elle a "l'entière responsabilité des malades et de la maison", révèle-t-elle en janvier 1904 au journal L'Echo de Paris, venu l'interviewer sur la carrière de "doctoresse". "Vous le voyez, je ne m'appartiens plus (…). Vous jugerez de ma responsabilité et de mes occupations si je vous dis que le sanatorium est une cité de cinq cents personnes." "En bonne femme de ménage, -car j'ai la prétention d'être une très bonne femme de ménage, malgré mon titre de Docteur- je veille aux approvisionnements de boucherie, de légumes, d'épicerie, de charbon", poursuit-elle face à une journaliste étonnée de la voir réunir "des qualités que l'opinion courante croit contradictoire". "C'est une affaire d'ordre, lui confie-t-elle. Mes journées sont distribuées mathématiquement. Il y a l'heure des visites aux malades, l'heure de la douche, l'heure du traitement, l'heure des promenades. Toute ma semaine est réglée ; le lundi, je sais ce que je ferai le samedi. Il n'y a qu'une chose que j'ignore : quelle est la nuit où je dormirai tout mon saoul." Et d'ajouter : "le sevrage des morphinomanes est une période dangereuse". "Conseillez aux filles de faire chirurgien-dentiste ou pharmacien" Alice Sollier revient ensuite sur sa vocation. "J'aime ma profession ; j'ai été élevée très intelligemment par mon père, et c'est par vocation que j'ai choisi la médecine, en un temps où la doctoresse semblait être pour beaucoup de gens une excentrique ou un monstre." Ce n'est plus vraiment le cas, souligne-t-elle : en ce début de siècle, Paris compte désormais 70 doctoresses et la province une vingtaine. Les études n'en sont pas moins...
"pénibles" et "coûteuses" et, malgré tout, les femmes sont encore privées des "honneurs, croix et fauteuils". "La route leur est barrée systématiquement", constate la médecin, ne comptant encore que cinq femmes reçues au concours de l'internat. "Conseillez aux jeunes filles qui ont une petite dot de se faire chirurgiens-dentistes ou pharmaciennes, ou herboristes. Ces fonctions ne sont point pénibles ; les places pas encore encombrées."
Le sanatorium de Boulogne se fait un nom, accueillant entre autres la comtesse Anna de Noailles et surtout Marcel Proust, admis six semaines après la mort de sa mère à la fin de l'année 1905. La Première Guerre mondiale chamboule tout. Paul Sollier est mobilisé tandis que son épouse dirige seule l'établissement, évacué à la fin de l'été 1914. Son rôle de premier plan lui vaut la Légion d'honneur, en 1925. "En l’absence du Dr Sollier mobilisé dès le 2 août 1914, a assumé la direction pendant toute la durée de la guerre du sanatorium de Boulogne-sur-Seine que dirigeait ce praticien. Mme Sollier, avec un rare dévouement, a notamment assuré l’évacuation, fin août 1914, de tous les malades sur la zone de l’intérieur. Elle les a à nouveau réunis dans l’établissement après la bataille de la Marne", décrit la citation. En 1921, le Sanatorium de Boulogne est acheté par l’Assistance publique, la ville de Boulogne et le département de la Seine pour 3 600 000 francs afin d’être transformé en hôpital général "pour dégager les hôpitaux de l’Assistance publique surencombrés". Après travaux, en 1924, il prend le nom d'Ambroise-Paré : ce premier établissement est détruit par les bombardements en 1942. Alice Sollier, elle, prend la direction de la clinique neurologique de Saint-Cloud à partir de juin 1921, aux côtés du Dr Morat, qui était médecin-adjoint au sanatorium de Boulogne. Jean Cocteau y séjourne, prenant des notes pour son Opium : journal d'une désintoxication. En 1931, à 71 ans, Alice Sollier est toujours en activité, comme le rapporte le supplément "Les dimanches de la femme" du magazine La Mode du jour. "Mon dimanche? Mais je n'en ai pas!", répond-t-elle vivement à la journaliste qui l'interroge. "Ma vie personnelle, mademoiselle, c'est celle de ma clinique, uniquement, totalement. Me retrouver avec moi-même? Mais le plus authentique de moi-même, c'est la femme-médecin. En soignant mes malades...
toute la journée je suis… moi-même toute la journée. Mes amis… ce sont mes patients, et je n'ai pas de plus belle distraction que de les soigner." Elle poursuit : "Ils sont mes dimanches. Le matin, dès le petit-déjeuner, quand ce n'est pas avant, quand ce n'est pas dans la nuit, je vais voir chacun de mes malades."
Une unique biographie Paul Solier décède en juin 1933, des suites d'une infection post-opératoire. Alice exerce brièvement dans un sanatorium de Rueil-Malmaison en 1935, avant de cesser ses activités. En 1937, elle est conviée à la commémoration du cinquantenaire de l'internat d'Augusta Klumpke-Déjerine. "Souffrante", elle décline mais rappelle à sa correspondante le grand rôle joué par sa vieille amie Blanche Edwards-Pilliet, "à laquelle les femmes doivent le droit, que les jeunes générations actuelles trouvent tout naturel, aujourd'hui de pouvoir s'inscrire au concours de l'internat". Elle rend hommage à cette "victoire" remportée "à une époque où l'on considérait facilement comme une intrusion l'accès des femmes aux carrières libérales". A noter qu'en 1921, c'est Alice Sollier qui organisa les obsèques de la pionnière de la médecine française, Madeleine Brès, tombée à la fin de sa vie "dans une profonde misère". Alors que sa maison et la clinique de Saint-Cloud sont réquisitionnées par les Allemands, Alice Sollier part vivre auprès de sa fille et de son gendre, Paul Courbon, à l'hôpital Sainte-Anne, où ce dernier est médecin-chef. Elle décède le 29 janvier 1942 et sombre dans l'oubli. Il faudra attendre 2020 pour qu'un hommage soit rendu à la première femme noire devenue docteur en médecine en France et à la première femme à la tête d'un établissement spécialisé dans les affections nerveuses et mentales, au travers d'une biographie, unique, écrite par la psychiatre Pierrette Caire Dieu, principale source de cet article.
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