"La médecine libérale est attaquée de toutes parts"

13/09/2019 Par Aveline Marques
Réforme des retraites, transferts de compétences, demandes de soins non programmés…  La médecine libérale se trouve à un tournant. Face aux « pressions » multiples subies par la profession, la CSMF appelle au rassemblement. Un appel entendu : pour la première fois, l’ensemble des syndicats représentatifs seront réunis lors de la 25e Université d’été de la confédération, organisée du vendredi 13 au dimanche 15 septembre à Antibes/Juan-les-Pins. Egora fait le point avec son président, Jean-Paul Ortiz.

  Egora.fr : Quel est votre ressenti général au lendemain des annonces faites par la ministre en réponse à la crise des urgences ? Dr Jean-Paul Ortiz : Le plan a le mérite d'être un plan global, enfin on reconnaît que les médecins libéraux prennent en charge des soins non programmés et répondent aux demandes d'urgence ressentie de la population. On parle de plus de 30 millions d'actes, puisque les études montrent que 12% des consultations des généralistes sont des soins non programmés. Et on ne compte pas l'activité faite en urgence par les médecins spécialistes. Sur les mesures proposées, ce que je note c'est la volonté de mieux organiser l'entrée dans le système de soins – beaucoup de Français passent par l'Hôpital. La création de ce service d'accès aux soins (SAS) pourrait en être l'occasion. Mais nous sommes très dubitatifs sur la façon dont cela va se mettre en place… Si c'est un coup de peinture sur la façade du centre 15, géré par l'Hôpital, on rate la cible. Nous sommes très attachés dans le schéma actuel au 116-117, qui nous semble le meilleur moyen d'appeler un médecin de ville sans passer par le centre 15. J'ai bien entendu la ministre, qui ne veut pas rentrer dans une guerre de numéros, ou une guerre des rouges et des blancs. Mais il nous semble qu'un seul service d'appel centralisé a deux inconvénients majeurs : premièrement, ça recentre les choses sur l'Hôpital car, sauf révolution, ce sera sous l'égide des Samu/Centres 15 ; deuxièmement, un numéro unique nous fait craindre un retard sur la prise en charge des soins vitaux – le décroché pour une urgence vitale doit être inférieur à une minute. De ce point de vue-là, le SAS nous inquiète. La deuxième chose qui nous inquiète quand on regarde le plan, c'est que toutes les finances vont à l'Hôpital. On peut solliciter les médecins libéraux pour prendre en charge des soins non programmés supplémentaires par une meilleure organisation, mais il nous faut des moyens.   La CSMF a demandé l'ouverture sans délai de négociations conventionnelles sur la prise en charge des soins non programmés. Que réclamez-vous ? A partir du moment où un médecin s'engage, dans le cadre d'une organisation territoriale, à prendre en charge sans délai un patient sur sollicitation de la régulation, il faut que ces actes-là soient valorisés. Je comprends bien le souci de Nicolas Revel [directeur de la Cnam] de ne pas ouvrir la boite de Pandore, d'autant qu'on a déjà une activité de soins non programmés non négligeable (30 à 35 millions d'actes)… Mais je dis simplement : réfléchissons ensemble à comment on peut inciter, y compris financièrement, les médecins libéraux à prendre un peu plus de soins non programmés. La réorientation de la régulation vers le médecin traitant, la MUT, est à 15 euros. Mais personne ne l'utilise. Si le 15 vous dit que votre cas nécessite une consultation chez le médecin traitant, celui-ci peut coter 25 euros + 15 ; ça évite un passage aux urgences. Mais ça, ça n'arrive jamais ! Car si vous avez un besoin de soin urgent, ou ressenti comme tel, la première chose c'est d'appeler votre médecin traitant pour voir s'il peut vous prendre…   Le forfait mis en place dans le cadre de l'avenant 7 vous semble insuffisant ? D’abord, c’est uniquement dans le cadre des CPTS et Dieu sait qu’il n’y a pas des CPTS partout… Ensuite, c’est un forfait de participation à un dispositif ; c’est plus une indemnisation par rapport à un outil, au temps passé pour la mise en place, pour s’organiser dans son activité afin de de dégager du temps. Mais voir un patient pour un soin non programmé, c’est de l’acte médical.   Autres grandes mesures… l’extension des compétences des infirmières aux urgences et l’accès direct au kiné pour la traumatologie bénigne. Etes-vous favorable à ces évolutions ? Toutes ces mesures qui transfèrent une partie de l’activité du médecin vers d’autres professionnels de santé doivent être réfléchies et organisées entre les représentants des différents acteurs ; ça ne se décide pas comme ça. Et sur le terrain, ce doit être fait sur la base de protocoles élaborés conjointement : on se met d’accord sur les cas où l’infirmière ou le kiné ont une relative autonomie dans la prise en charge, et sur les cas où il faut solliciter le médecin. On ne peut pas transférer des activités comme ça, sans s’assurer de la bonne prise en charge, de la qualité, du rapport avec le médecin qui doit être au courant… ce n’est pas acceptable !   La ministre parle pourtant bien de protocoles… Oui, mais il faut le faire sur le terrain. Très clairement, tout ça se fait sans que l’on en discute avec les médecins. On a le même problème avec les pharmaciens, qui seront rémunérés pour l’utilisation des Trod de l’angine. On ne se pose pas la question de réfléchir avec les médecins à comment légitimer plus ou mieux les Trod. Tout cela se fait sans que l’on soit au courant, sans que l’on soit consultés. C’est quand même extrêmement désagréable.   Autre sujet d’inquiétude : la réforme des retraites. Vous sortez d’un rendez-vous avec la direction de la Sécurité sociale sur le transfert des cotisations retraite à l’Urssaf. Qu’en ressort-il ? On s’est d’abord réunis entre syndicats représentatifs sur nos analyses de la réforme de la retraite proposée par Jean-Paul Delevoye. Nous nous sommes mis d’accord pour élaborer un plan de défense commune de la retraite des médecins : il faut respecter les droits acquis à l’euro près, il faut maintenir le niveau de cotisations et de prestations pour les générations à venir, sanctuariser les réserves de la Carmf pour qu’elles ne partent pas dans d’autres régimes, respecter le contrat conventionnel avec l’ASV et préserver les missions sociales de la Carmf. Une rencontre est prévue d’ici la fin septembre. Concernant le circuit de recouvrement par l’Urssaf, on a clairement dit que ce n’était pas le moment, alors que l’on discute de l’évolution de la retraite. On verra après si la mise en place s’accompagne d’une simplification.   La Cnam célèbre le premier anniversaire de l’avenant télémédecine. Quel bilan dressez-vous ? Sans surprise, ça décolle doucement parce que les outils ne sont pas au rendez-vous : une plateforme qui permet des échanges sécurisés mais aussi le paiement en ligne de la téléconsultation. Il y a aussi un problème d’organisation et de formation du médecin. Faire de la téléconsultation, ça ne s’improvise pas. Ce n’est pas du facetime. Moi j’aimerais me former pour voir ce que l’on peut faire, quels sont les pièges. Quant aux patients, on a bien compris que ça ne pose pas trop de problèmes aux CSP+ et aux jeunes. Mais pour les populations plus défavorisées, plus âgées, moins habiles avec les outils numériques, c’est plus compliqué. Il va falloir que les infirmières s’impliquent et y ait un intérêt : ça vient d’être signé dans l’avenant. Il faut que les Ehpad s’équipent, tout comme les locaux municipaux dans les zones désertifiées.   Où en est-on de la mise en œuvre des accords CPTS et assistants médicaux ? Les CPTS se mettent en place tranquillement, dirons-nous : c’est compliqué, ça prend du temps, les médecins sont surchargés et n’ont pas forcément envie de rentrer dans ce cadre-là. Le Président a donné un objectif ambitieux de 1000 CPTS en 2022… C’est à mon avis surréaliste. Après, on peut faire faire 1000 coquilles vides mais pour que ça ait du sens, que ça implique les médecins, on est loin du compte. Quant aux assistants médicaux, là aussi c’est un peu lent. Les CPAM n’ont pas les éléments nécessaires au contrat d’aide à l’embauche : les files actives, les cibles, etc. Il y a du retard à l’allumage. Ce n’est pas étonnant, mais préjudiciable à la mise en route du dispositif.   La CSMF a placé sa 25e Université d’été sous le signe de la "biodiversité médicale". Qu’entendez-vous par là ? Aujourd’hui, on voit que le corps médical est relativement divers dans son mode d’exercice, dans son mode d’organisation, dans sa représentation syndicale. Nous faisons le constat de cette « biodiversité ». S’agissant de la médecine libérale, on voit qu’elle est attaquée de toute part : dans son contenu avec les transferts d’actes aux autres professionnels de santé, mais aussi par d’autres acteurs qui ne sont pas loin de déstructurer le métier – l’intelligence artificielle, les outils numériques, les Gafa qui entrent dans le monde de la santé à grande vitesse. Notre propre indépendance professionnelle va être remise en cause par ces outils numériques mais aussi par le pouvoir financier, très prégnant dans les établissements de soins privés. Nous nous interrogeons : cette biodiversité est-elle un atout ou un handicap devant les défis et les pressions qui nous entourent ? Nous pensons que c’est un atout à préserver mais qu’il faut dégager des réflexions communes. C’est le sens de cette Université d’été qui va être marquée par une table-ronde avec l’ensemble des syndicats représentatifs : c’est historique. Cela montre la volonté de la CSMF d’être l’acteur d’une réflexion commune pour défendre notre métier, notamment sur la réforme des retraites.

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