Elle s’engouffre dans mon bureau d’un pas décidé, précédée d’une fragrance entêtante de fleurs : rose, jasmin, violette, ylang-ylang, que sais-je ? Peut-être des fruits aussi ? De la vanille ? Elle porte des bottes montant sous le genou, des collants superbement galbés, une jupette à mi-cuisse, un pull moulant, une anatomie avantageuse, et arbore le sourire de la félicité. Elle a traversé la jungle, un ou deux océans, elle a patienté en lisant trois heures dans votre salle d’attente, et, enfin, vous lui ouvrez votre porte. C’est le bonheur. Enfin, elle est parvenue jusqu’à vous, elle est si heureuse…
— Bonjour, docteur, laboratoire Lab-O²-Lab, je suis venue vous montrer nos petites nouveautés. Vous permettez ? Délicatement, elle s’assoit, déploie des documents format A4 sur papier glacé et me démontre les vertus d’un dépuratif. Le dépuratif, ça n’existe pas en médecine, ça ne sert à rien, mais quand même, il y a des amateurs : ça fait rêver. C’est merveilleux, le concept ancestral de purification : chasser les toxines, laver les fautes, commencer, à défaut d’une nouvelle vie, une nouvelle journée… Elle ajuste ses petites lunettes, repousse la mèche qui lui caresse la joue… Et nous passons à un médicament destiné à améliorer la circulation du sang. Il n’a que des effets indésirables, pas d’effet thérapeutique, donc une balance bénéfice-risque négative, mais je ne le lui dis pas. Elle le sait peut-être, d’ailleurs. — C’est tellement pénible, les jambes lourdes, insiste-t-elle, en décroisant et recroisant ses charmantes gambettes. Mon sang commence effectivement à circuler un tantinet plus vite... Dernier produit : un hypocholestérolémiant, qu’elle me commente en un souffle subtilement susurré. Moment enchanté qui jamais ne devrait s’achever… HDL-cholestérol, hmm… LDL-cholestérol, hmm… Ah oui, encore… Mais, malheureusement, notre entretien touche à sa fin… Vous l’avez compris, il s’agit d’une visiteuse médicale. Une représentante de commerce qui vous présente des nouveautés et feint de vous aider à vous former, mais qui, en réalité, ne fait rien d’autre que de la publicité, pour vous pousser à prescrire les médicaments de son laboratoire. Soyez assurés que, en partant, elle vous laissera une gomme, un crayon ou des Post-it au nom de son labo. Si vous êtes chanceux, elle vous laissera les trois. Depuis longtemps, de tous ces visiteurs ou visiteuses médicaux, je n’en reçois plus qu’une. Elle.
Je la garde par curiosité. Pour étudier les techniques de promotion et constater jusqu’où elles peuvent aller. — Nous allons organiser une soirée à propos de notre dernier hypocholestérolémiant, me lance-t-elle. Au Clos des carpes. Oui, une étoile au Michelin. Nous serons une douzaine. Je serais vraiment comblée si vous pouviez venir, vraiment. Oui, ce serait sympa… Son sourire est si désarmant. Son regard, un rien suggestif… Le lendemain, je reçois un courriel : c’est elle. Surprise : voilà qu’elle me tutoie ! J’engage un échange électronique banal. Elle persiste à me tutoyer. Ce n’était donc pas une erreur, une distraction. Je poursuis l’expérience Trois à quatre mails plus tard, elle conclut par « Bise ». Jusqu’où va-t-on aller ? Chaud devant ! Il me souvient bien de quelque article de la presse médicale concernant des pratiques promotionnelles menées outre-Atlantique… Ah ! L’Amérique… ! Il s’agissait de former les visiteurs et les visiteuses d’un laboratoire pharmaceutique
à créer et à exploiter, chaque fois que cela était possible, un climat affectif ambigu avec le médecin démarché, incluant le développement d’une "attirance sexuelle". Eh bien voilà, le progrès est arrivé jusqu’à la Vieille Europe !
Par contre, rassurez-vous, il ne s’agit que de manipulation, de quiproquo, et vous n’avez aucune chance de finir au pieu avec l’exquise déléguée. La paix des familles est sauvegardée ! Non, vous vous retrouverez avec vos gommes et vos crayons publicitaires, et de quoi alimenter votre imaginaire érotique. C’est déjà pas mal !
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