"Attention à la bombe à retardement post-épidémie" : Les médecins face aux dommages collatéraux du Covid-19
Le 11 avril dernier, Emmanuel Macron publiait sur le réseau social Twitter un message choc : « Toutes les 8 minutes, vous sauvez une vie. Restez chez vous. #FranceUnie. » Ce chiffre, extrapolé à partir d’une étude de l’Imperial College de Londres qui s’est penchée sur les retombées des mesures dans onze pays européens, avait de quoi préparer les esprits à la prolongation du confinement que le président de la République allait annoncer deux jours plus tard. Mais cette reconduction de la réduction drastique des contacts sociaux, pour indispensable qu’elle soit, s’accompagne de retombées sur la santé jugées préoccupantes pour une part croissante de médecins. C’est ce qu’explique le Pr Francis Berenbaum, chef du service de rhumatologie à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP). « Habituellement, lors de mes consultations, un bon tiers de mes patients nécessitent une adaptation du traitement, estime-t-il. Depuis que nous sommes passés en plan Covid, je continue à les voir en téléconsultation, et ce qui me surprend, c’est que plus aucun ne me dit qu’il ne va pas bien. » Un phénomène que le PU-PH explique de plusieurs façons. « Soit ils relativisent, en estimant qu’ils n’ont pas à se plaindre de leurs douleurs étant donné tout ce qu’ils entendent dans les médias, avance-t-il. Soit ils ont peur de nous surcharger. Soit – mais je ne mettrais pas cela en premier – ils ont peur d’être contaminés si on leur dit que leur état nécessite de venir à l’hôpital. »
Dans tous les cas, le rhumatologue est inquiet. « Attention à la bombe à retardement, je crains le retour de bâton à la fin de l’épidémie, s’alarme-t-il. Il y aura tout de même un moment où les patients se rendront compte que leur problème est important. » Et le jour où les patients réévalueront à la hausse la gravité de leurs symptômes, estime le rhumatologue, « on risque alors d’avoir un peu de mal à gérer la situation ». Des pertes de chance Le Pr Ariel Cohen, président de la Société française de cardiologie et collègue de Francis Berenbaum à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP) où il dirige le service de cardiologie, est encore plus alarmiste. « Les maladies cardiaques et neurovasculaires continuent à tuer. Il y a chaque mois 12.000 accidents vasculaires cérébraux, rappelle-t-il. Or à force de répéter que l’ensemble du système de santé est tourné vers le coronavirus, les patients minimisent leurs symptômes, considèrent que tout peut être différé. Nous sommes terrorisés à l’idée d’une...
perte de chance liée à une dégradation silencieuse de l’état clinique. » Le cardiologue a donc décidé de prendre les choses en main. « Nous devons être proactifs, mobiliser nos patients, et les appeler, indique-t-il. C’est ce que nous faisons dans mon service, et nous apprenons des choses hallucinantes. » Une attitude d’autant plus nécessaire que le confinement est en lui-même un facteur de risque cardiovasculaire. « Les gens restent chez eux, ne bougent pas, regardent la télé, restent six heures en position assise », énumère le médecin hospitalier, pointant notamment les risques de maladie thromboembolique.
Du côté des urgences, on s’inquiète aussi de voir les patients délaisser l’hôpital. Car les services d’accueil des urgences (SAU) constatent, en effet, une indéniable baisse de leur activité. « Nous voyons environ moitié moins de patients », s’alarme le Dr François Braun, chef du pôle des urgences au CHR de Metz-Thionville et président de Samu-Urgences de France, qui remarque que les patients qui arrivent aux urgences se trouvent bien souvent dans un état plus grave que par le passé. « Et parmi ceux que nous voyons, il y a des personnes qui ont eu une douleur thoracique quelques jours auparavant et qui n’ont pas osé venir, ou encore des patients diabétiques qui décompensent », s’inquiète-t-il. Son message est donc clair. « Les patients doivent continuer à appeler le Samu et leur médecin traitant, lance-t-il. Et ce d’autant plus que si, avant la crise, ils avaient du mal à trouver un médecin généraliste, ces derniers sont désormais présents et disponibles. » Et ce n’est pas le Dr Jean-Luc Leymarie, médecin généraliste à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) et secrétaire général adjoint de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) « médecins libéraux » d’Île-de-France, qui dira le contraire. Ce dernier déplore en effet que la fréquentation des cabinets de médecine générale soit parfois divisée par 2 et que celle des spécialistes peut « totalement disparaître ». La plateforme de réservation en ligne Doctolib a constaté, de son côté, une chute de 44 % de l’activité des médecins généralistes, et de 71 % de celle des spécialistes entre janvier et avril dernier. « Nous craignons des pertes de chance, la décompensation d’un état diabétique, d’un problème cardiaque… Je pense qu’on aura des surprises liées à des retards de diagnostic ou de prise en charge, s’alarme Jean-Luc Leymarie. Surtout si vous rajoutez à cela le manque d’activité physique et les problèmes d’ordre psychologique liés au confinement. »
Le retentissement psychologique des mesures de confinement pourrait être très important. Une enquête réalisée entre le 23 et le 25 mars par BVA pour le compte de Santé publique France auprès de 2 000 personnes a ainsi révélé que 27 % des répondants se trouvent dans un état d’anxiété. Un chiffre « à comparer aux 13,5 % mesurés hors période épidémique » lors du Baromètre santé 2017, relève Santé publique France dans son point épidémiologique hebdomadaire du 7 avril dernier.
D’où l’appel lancé aux patients par Jean-Luc Leymarie, qui encourage, comme François Braun, à contacter son médecin. « Nous pouvons régler certaines choses en téléconsultation, et nous saurons dire au patient s’il est nécessaire...
de passer au cabinet ou non », assure-t-il, avant de rassurer sur la sécurité d’un éventuel déplacement chez le médecin. « Nous avons organisé nos cabinets différemment, de manière à pouvoir recevoir les patients sans risque », ajoute-t-il. Des précisions qui pourraient ne pas être tout à fait inutiles. Car sur un panel de 4 151 patients interrogés par Doctolib le 14 et le 15 avril 2020, la plateforme constatait, dans un communiqué publié le 16 avril, que 35 % déclaraient avoir renoncé au moins une fois à consulter depuis le début de l’épidémie. « Parmi les raisons invoquées, 38 % citent la peur d’être contaminés, 28 % la crainte de déranger leur médecin dans la période d’épidémie, et 17 % la fermeture du cabinet », analysait la plateforme. « Il n’y a pas que le virus qui tue » Les mesures gouvernementales ont-elles contribué, involontairement, à ce renoncement généralisé ? Lors d’une intervention télévisée mi-mars, Édouard Philippe avait estimé que l’attestation dérogatoire de sortie pour motifs de soins devait être réservée « aux soins répondant à une convocation du médecin » ou « aux soins urgents ». Des restrictions qui avaient suscité l’ire des syndicats médicaux. MG France avait, par exemple, accusé Matignon de « dissuader les patients d’aller les consulter, en expliquant doctement qu’aller voir son médecin est plus dangereux qu’aller acheter une baguette ou un paquet de cigarettes ». Finalement, les autorités avaient fait marche arrière, et l’attestation de sortie dérogatoire électronique mise en ligne sur le site du ministère de l’Intérieur évoque des « consultations et soins ne pouvant être assurés à distance et ne pouvant être différés », ainsi que des « consultations et soins des patients atteints d’une affection de longue durée ». Un virage dans la communication que le président de la République a tenu à préciser dans son allocution du 13 avril dernier. « Je veux aussi vous rappeler que tous ceux qui ont une maladie chronique ou qui souffrent d’autres maladies doivent pouvoir continuer à consulter leur médecin, a insisté Emmanuel Macron. Car il n’y a pas que le virus qui tue : l’extrême solitude, le renoncement à d’autres soins peuvent être aussi dangereux. »
Reste que le renoncement aux soins ne disparaîtra probablement pas totalement sous l’effet de la parole présidentielle, ce qui ne sera pas sans conséquences sur le bilan de l’épidémie. « Quand on fera le bilan très global de cette crise sanitaire, on aura d’un côté, évidemment, les décès liés au Covid-19, et nous aurons sûrement une série de surmortalités liées aux conséquences indirectes du Covid-19 », a indiqué le Pr Jean-François Delfraissy, président du comité scientifique, le 15 avril dernier, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Il s’attend donc à « une augmentation du nombre de fractures du col du fémur » chez les personnes âgées, « peu mobilisées » pendant le confinement, rapportent nos confrères de l’agence APMnews. « Fondamentalement, nous sommes tous d’accord, le confinement n’est pas quelque chose de...
naturel, surtout quand il dure et surtout quand on le prolonge, a-t-il résumé. Il entraîne un certain nombre de comorbidités sur lesquelles, probablement, nous ne nous sommes pas encore suffisamment plongés. » Le Covid-19 à la maternité Et si l’on en croit certains médecins spécialistes, ces comorbidités peuvent avoir des conséquences très inattendues… et très éloignées dans le temps. Le Dr Amina Yamgnane, gynécologue parisienne qui travaille à la fois dans un cabinet libéral et à l’Hôpital américain de Neuilly, se dit ainsi « préoccupée » par le retentissement à long terme que peut avoir l’absence des pères dans les services de maternité : « Certaines équipes ont interdit l’accès aux pères et aux visiteurs, constate-t-elle. C’est valable du point de vue de la stratégie de confinement et de la diminution du risque de contamination, mais cela suppose de nous départir d’une part de notre humanité. »
La gynécologue a donc décidé de « garder les pères, au moins en salle d’accouchement » afin de ne pas « priver les pères et les nouveau-nés de ces premiers instants ». « Il s’agit de préserver les liens d’attachement, cela peut avoir de fortes conséquences sur les familles par la suite », estime Amina Yamgnane. Autre avantage : « Quand les pères ne sont pas là, on dépense beaucoup d’énergie à calmer les futures mères, à prévenir ou guérir des crises d’angoisse, des accès de colère, constate la gynécologue. On a donc tout intérêt à les garder avec nous… mais pour cela il faut des masques, des tests, etc. » On en revient toujours aux mêmes problèmes.
Egora : Quelles observations le Planning familial tire-t-il après ces quelques semaines de confinement ?
Sarah Durocher, coprésidente du Planning familial: Nous avons constaté une augmentation de 50 % des appels sur notre ligne téléphonique d’information sur l’IVG, la contraception et la sexualité. Ces appels sont surtout liés à l’inquiétude de pas avoir accès à l’avortement. Il y a également des craintes liées à la difficulté d’accéder à la contraception, mais elles sont un peu moins présentes. Nous le répétons donc : comme l’a dit Olivier Véran, les femmes peuvent sortir si elles ont besoin d’un avortement pendant le confinement.
Quelles sont les difficultés auxquelles font face les femmes ?
Certaines ont peur d’utiliser les services de santé sexuelle et ressentent une certaine culpabilité. Il faut dire qu’il y a beaucoup de désinformation sur ces sujets sur internet. Nous savons par ailleurs qu’en cas de suspicion de Covid-19, on demande aux femmes de revenir deux semaines plus tard. Nous craignons donc que certaines se retrouvent hors délais.
Faudrait-il repousser les délais pour l’IVG chirurgicale ?
C’est la proposition qu’avait faite Laurence Rossignol [sénatrice PS, NDLR], et qui a été repoussée. Nous continuerons à la soutenir, car cela fait partie de notre plaidoyer. Nous ne lâcherons pas là-dessus. Il y a des personnes qui vont se retrouver avec des difficultés très importantes à cause de la crise.
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