"C’est encore très énigmatique pour les étudiants de Cluj : on ne sait pas encore ce qu’on doit en penser", confie Rafik Lechheb. Le président de la Corporation médicale Cluj, l'association des carabins francophones de l'université de médecine et pharmacie (UMF) de Cluj-Napoca, en Roumanie, est perplexe. Si lui-même n'est pas concerné, les étudiants fraîchement débarqués sont dans le flou. "Je pense qu’il y a une vraie inquiétude chez les 1re et 2e années, car beaucoup d'entre eux commencent à envisager d’autres solutions que le retour en France." La réforme en cours s'annonce tout sauf cosmétique, et devrait entièrement bouleverser le contour du deuxième cycle des études médicales françaises. Avec une mesure emblématique : la suppression des épreuves classantes nationales (ECN). "Le texte de loi est clair : les dernières ECN seront en 2022", confirme Anatole Le Guillou, vice-président chargé des études médicales à l'Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf). Les étudiants actuellement en fin de Paces (ex-P1) et de DFGSM2 (ex-P2) peuvent souffler : ils échapperont au "grand gâchis" du si redouté concours. Des épreuves en 5e et 6e année Comment se fera l'accès au troisième cycle ? Le détail de la réforme du deuxième cycle (R2C) est encore en discussion entre les doyens, les étudiants et le ministère, mais les grandes lignes sont connues. À commencer par le principe d'un examen en deux temps, qui remplacera les ECN dès 2023 : une épreuve écrite, d'orientation théorique, aura lieu "en fin de 5e année ou en début de 6e année", suivie d'une épreuve orale "en fin de 6e année", destinée à évaluer les compétences cliniques des étudiants.
Exit aussi le fameux classement national à l’issue des ECN : le classement de sortie sera décliné spécialité par spécialité, via une pondération des résultats d’examens. "Les QCM de cardio seront plus valorisés dans le classement de cardio que de rhumato, par exemple", indique Anatole Le Guillou. La sélection en vue de l’internat – le fameux big matching – prendra aussi en compte le parcours de l'étudiant : "engagement associatif, mobilités, masters 1 ou 2, UE optionnelles…". Une dose de contrôle continu est aussi prévue. Quel sera le sort des "Clujiens" et autres expatriés face à ce deuxième cycle revisité ? Actuellement, le parcours typique d’un étudiant à l’étranger est assez simple : échouer une ou deux fois en Paces, étudier pendant six ans en Roumanie, Belgique ou Espagne, puis revenir passer les ECN en France pour obtenir un poste d’internat et terminer ses études. "C'est ce que font entre 60 et 70 % des étudiants" français de Cluj, indique Rafik Lechheb. La protection du droit européen La réforme du 2e cycle pourrait-elle compliquer le retour au pays ? "Tous les étudiants de 2e cycle peuvent entrer en 3e cycle en France : c’est le droit européen", balaie Anatole Le Guillou. Une directive européenne de 2005 assure en effet que tous les étudiants européens soient traités à la même enseigne, ce qui implique de ne pas discriminer l’accès au 3e cycle. En 2011, un décret empêchant les étudiants ayant échoué en Paces d’intégrer l’internat – une façon détournée de cibler la "filière roumaine" – avait ainsi été retoqué par le Conseil d'État parce qu’il contrevenait au droit européen. Aujourd’hui, tout le monde semble s’accorder sur la nécessité de faire une place aux étudiants européens.
Pas d’obstacle insurmontable, donc. Mais la nature des nouvelles épreuves laisse néanmoins entrevoir des difficultés. Les étudiants européens devront-ils revenir en France pour passer les examens théoriques en 5e année, puis à nouveau en 6e année pour l’oral ? L’évaluation des compétences cliniques ne risque-t-elle pas de pénaliser des étudiants formés dans une autre culture médicale ? Les stages hospitaliers, très prenants en 6e année à Cluj, leur en laisseront-ils le temps ? Les inquiétudes sont d’autant plus légitimes que le système actuel n’est pas calibré pour les outsiders. "Les ECNi désavantagent les étudiants européens, qui n’ont pas accès aux mêmes ressources numériques que les Français", regrette Rafik Lechheb.* Bien que les enseignants de Cluj s’inspirent du programme français, la préparation aux ECN n’est pas la priorité de l’UMF, qui vise logiquement à préparer au (difficile) concours d’internat roumain. "On a une présence obligatoire en cours à hauteur de 70 %, et de 100 % en TP, ce qui laisse très peu de temps pour travailler le concours français."
Les résultats souvent médiocres des étudiants étrangers aux ECN se doublent parfois de difficultés en début d’internat, face à un système hospitalier que, par force, ils découvrent. Cette problématique a poussé les doyens à réclamer – et obtenir – une note minimale aux épreuves de fin de deuxième cycle. Les étudiants les moins performants risquent ainsi de se voir tout bonnement refuser l’accès à l’internat. "L’Anemf sera vigilant là-dessus", promet Anatole Le Guillou. "Le nombre d’étudiants qui ne valide pas devra être vraiment, vraiment, minime, et il faudra des procédures de rattrapage." Vers un retour anticipé en France ? Pour Rafik Lechheb, il n’est pas exclu que les nouvelles épreuves conduisent les étudiants étrangers à réintégrer le système français plus en amont, en sixième (DFASM3, ex-D4) voire en cinquième année (DFASM2, ex-D3). "C’est une éventualité que j’ai communiquée aux étudiants de 1re et 2e année", précise le président de la corpo de Cluj. Après avoir validé les six années réglementaires en Roumanie (nécessaires à l’obtention du diplôme), ce serait une ou deux années supplémentaires de perdues. D’autres problèmes se posent, liés à la prise en compte du parcours de l’étudiant pour l’accès au troisième cycle. "Il y a le contrôle continu et les notes de stage", note Rafik Lechheb. "Comment va fonctionner le contrôle continu ? On n’a même pas le même système de notation en Roumanie", s’interroge-t-il. Antoine Reydellet, président de l’Isni (internes) et ex-Clujien, pense aussi que les retours anticipés pourraient se multiplier, mais sans qu’il soit nécessaire pour les expatriés de terminer leur diplôme étranger. "Avant il fallait avoir validé son deuxième cycle pour rejoindre le cursus français ; maintenant, avec la suppression des ECN, les étudiants n’auront plus besoin d’attendre", explique-t-il. "Ils pourront bénéficier du système LMD et dire : on a validé 180 crédits [l’équivalent d’une licence, NDLR] donc on a le droit d’entamer un master santé en France". Face à la difficulté de voir à long terme, les carabins français de Cluj (70 à 80 par promotion en médecine générale) font preuve d’un certain fatalisme. "Pour l’instant on est encore dans l’incertitude, ce qui fait que c’est compliqué de se projeter", témoigne Antonin Aseray, en deuxième année à l’UMF et concerné par la suppression des ECN. Lui-même envisage une tierce solution pour la fin de ses études. "J’ai toujours eu la possibilité de l’Allemagne dans un coin de ma tête, et ça renforce mon idée." Le cas d’Antonin n’est pas isolé. Belgique, Suisse, Allemagne : faire son internat dans un autre pays européen est une solution qui séduit de plus en plus d’étudiants de Cluj, et que la corpo locale tend à promouvoir. "La tendance actuelle des étudiants européens c’est de bouger partout en Europe, et les Français ne vont pas faire exception", prophétise Rafik Lechheb. Avantagés "en qualité relationnelle et en autonomie" Une dernière hypothèse n’est pas à exclure : la R2C pourrait a contrario faciliter la vie des carabins étrangers. La mobilité et le parcours doivent être mieux valorisés, et les profils internationaux pourraient bien se démarquer du lot. "En qualité relationnelle et en autonomie, les étudiants étrangers seront vraiment avantagés", veut croire Antoine Reydellet. Construite autour des ECN, la formation française actuelle favorise l’apprentissage par cœur et l’étude théorique de la médecine. Les universités européennes sont souvent plus orientées sur la pratique médicale. "En France, on pousse sur l’examen complémentaire et la paraclinique, alors qu’en Roumanie on insiste sur le clinique, au lit du patient : examens cliniques, anamnèse dirigées…", confirme Rafick Lechheb. De là à briller dans les épreuves orales, il n’y a qu’un pas. Le profil international devrait aussi être de plus en plus prisé en médecine, à l’instar de la plupart des autres secteurs professionnels. D’autant que l’évolution des formations médicales va bien dans le sens d’une "uniformisation de la formation européenne", confirme Antoine Reydellet. "Cela se fera petit à petit, avec des partenariats avec les universités" mais, pour lui, l’avenir de la formation réside dans une mobilité accrue. De quoi faire des étudiants européens, non plus des quasi-parias, mais des précurseurs d’un système plus fluide et ouvert… Qui a dit que nul n’était prophète en son pays ?
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