"C'est la politique du chiffre" : témoignage d'un généraliste au cœur du chaos de la campagne de vaccination

22/01/2021 Par Aveline Marques
Témoignage
En une journée, tout a basculé : incités jusqu'à la fin de la semaine dernière à ouvrir des centres de vaccination et à donner un maximum de rendez-vous, les libéraux de la Mayenne doivent désormais freiner des quatre fers, suite au retard de livraison de vaccins annoncé par le laboratoire Pfizer. Injonctions contradictoires des ARS, règles de sécurité drastiques, bugs des plateformes de rendez-vous… Le Dr Luc Duquesnel, médecin coordonnateur des centres de vaccination du département, et président des Généralistes-CSMF, raconte à Egora comment les professionnels de terrain font face à cette "pénurie" au quotidien, pour ne pas gaspiller la moindre dose.

  Egora.fr : Comment s'est organisée la vaccination ambulatoire dans votre département ? Dr Luc Duquesnel : L'an dernier, avec les centres Covid, nous avions défini huit territoires, avec huit médecins généralistes responsables, en exercice coordonné avec les infirmières. Nous avons monté huit centres de vaccination ambulatoires, avec, au total, une capacité de 3232 vaccins par semaine. Certains des professionnels avaient déjà participé à la vaccination des soignants, en complétant les vacations des médecins hospitaliers. Il y a une synergie totale entre médecins généralistes et infirmières libérales : tous les tableaux de vacation sont pleins… Et vendredi, on apprend qu'on va avoir une pénurie. Ou disons plutôt que la pénurie prévue dès décembre -on avait déjà les prévisions de livraison- est annoncée. Et là, très clairement, il y a eu une incapacité des délégations territoriales des ARS de se mettre en mode gestion de pénurie. C'est moi en tant que médecin coordonnateur départemental qui ai été obligé de provoquer dimanche une audioconférence entre le préfet, l'ARS et le président du conseil départemental, qui a mis en place une plateforme de prise de rendez-vous téléphoniques avec 50 salariés. En amont, dès le matin, nous avions décidé de suspendre toute prise de rendez-vous sur Doctolib dans les centres.

Comment les professionnels ont-ils fait face ? L'investissement des professionnels de ces centres va au-delà de faire un interrogatoire et remplir Vaccin-Covid pour le médecin, et au-delà pour l'infirmière de piquer et de surveiller les patients. C'est de la gestion de centres, et aujourd'hui, de la gestion de pénurie. On vaccine environ 96 personnes par jour dans les centres. A la fin de chaque vacation, le midi et en fin d'après-midi, par exemple, la dernière dose, on ne la prépare pas de façon à économiser un flacon s'il y a six patients qui ne viennent pas. En amont, dès le début décembre, on avait prévu de commander un frigo et dans l'urgence, à Noël, de commander une sonde. On a aussi dû se battre auprès du ministère pour qu'on puisse conserver les vaccins dans le frigo le week-end, pour pouvoir vacciner le lundi matin… Le premier document de travail prévoyait même un générateur pour le frigo au cas où… Bien sûr qu'il faut des conditions de sécurité avec ces vaccins mais enfin, tout ce qu'on nous demande, c'est une petite entreprise ! Alors quand on voit le gaspillage dans certains établissements de santé : 700 doses décongelées en trop dans un département, 70 dans un autre… Ou la gabegie, quand on voit tous ces selfies de jeunes salariés d'établissements (publics ou privés), jardiniers compris, vaccinés alors qu'ils ne sont pas éligibles. En soi, vacciner des soignants, pourquoi pas. Mais en temps de pénurie, ça veut dire qu'il y a plein de personnes de plus de 75 ans qui ne seront pas vaccinées avant avril ou mai. Sur Doctolib, à 25 ans et en pleine forme, on pouvait prendre rendez-vous ! Quand ces jeunes viennent, s'ils ne sont pas éligibles, on leur demande de repartir. Je ne cesse de rappeler que du temps du Titanic, il y a des hommes qui se déguisaient en femmes pour monter dans les chaloupes… En tout cas, cette synergie médecin généraliste-infirmière m'impressionne. Aujourd'hui, on ne manque pas de professionnels, mais de vaccins. Si je me projette avec la mise à disposition du vaccin AstraZeneca, qui se présentera par flacon de 10 doses, je n'imagine pas qu'il sera mis à disposition larga manu. On sera encore en pénurie, il faudra le réserver aux centres de vaccination qui sont des organisations territoriales à la main des professionnels de santé libéraux pour éviter que tous les soirs, il y ait plus de 10 000 doses qui soient jetées à la poubelle en France.   Selon vous, les ARS ont mal géré cette pénurie ? Elles n'ont pas su gérer les retards de livraison. La semaine dernière, jusqu'à vendredi midi, nous n'avions que des injonctions à ouvrir des centres. Le ministère, lors d'une visio conférence jeudi dernier nous a demandé que chaque centre vaccine 1000 à 8000 patients par semaine. C'est la politique du chiffre. Mais dont les ARS sont elles-mêmes victimes : ça vient d'en haut. Ce qu'il fallait, c'était annoncer qu'il y avait plein de centres ouverts. La semaine dernière, on annonçait 700 centres, lundi 900 mais il y en a qui ne vont même pas ouvrir : il n'y a pas de vaccins ! Moi, jusqu'à la semaine dernière, en tant que coordinateur départemental, je me faisais remonter les bretelles parce qu'au lieu d'ouvrir 8 centres le 18 janvier, on en ouvrait que 3, les 5 autres étant prévus pour le 25 ; ou encore parce que le plus gros centre du département ne couvrait pas assez d'heures… et tout ça pour m'entendre le dire le vendredi midi, une fois que le ministère a sonné l'alarme, qu'il faudrait ouvrir les 5 autres plus tard… Ce ne sont que des injonctions contradictoires. C'est quand même très difficile à gérer et non respectueux des professionnels de santé libéraux qui ont pris des vacations et donc annuler leur activité libérale. Sans compter tous les problèmes qu'on rencontre avec les plateformes de prise de rendez-vous, sachant que Doctolib a 90% du marché : hier [jeudi 21 janvier, NDLR], 4 personnes avaient pris rendez-vous sur Doctolib, avec une confirmation, et finalement ne figuraient pas sur les listes de rendez-vous : ça représente un flacon en plus. Comme on a 6 doses, on est allés chercher deux autres personnes éligibles, mais qui n'avaient pas de rendez-vous, dans la salle d'attente des médecins du pôle de santé. On a des personnes qui ont rendez-vous dans un centre pour la 1ere injection, et dans un autre pour la 2nde, et qui ne s'en rendent pas compte. Tout ça, c'est la vraie vie, qu'on est amenés à gérer dans notre centre. On remplace l'expertise de la gestion de projet de l'ARS, en lien avec le GHT et la plateforme territoriale d'appui libérale. On trouve des solutions pour pallier cette difficulté des ARS, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas dans tous les départements, j'imagine que certains sont plus en difficulté que nous.

Autre exemple d'injonction : "à 15heures, tous les jours, remontez-nous le nombre de personnes vaccinées", alors qu'on vaccine jusqu'à 18h, et d'autres centres jusqu'à 20 heures. Alors qu'il y a l'outil Vaccin-Covid, que l'on renseigne à chaque vaccin. On a l'impression qu'à Paris ils sont dans l'incapacité d'extraire des données. Tout ça pour alimenter cette politique du chiffre au niveau national. On vit tout ça sur le terrain. Partout en France. Les responsables de centre Covid sont remarquables ! Mais ce sont des gens qui ont quasiment cessé toute activité libérale, car il faut être là à l'ouverture du centre et à la fin de la vacation, il faut suivre les problèmes pour les remonter, il faut se réunir toutes les semaines. Mais quel élan! Chapeau bas.   Face à cette pénurie, faut-il selon vous revoir la stratégie vaccinale en resserrant la cible ou en priorisant certains territoires ? Réduire au niveau des territoires, je pense que non. On a de plus en plus de clusters dans les Ehpad et on est finalement amenés à annuler des vaccinations car la recommandation c'est de ne pas vacciner les personnes contact pendant 14 jours – on est d'ailleurs aussi obligés de gérer ces vaccins-là, qui arrivent décongelés dans les officines, pour ne pas perdre de doses. Et une fois qu'on a annoncé un public cible, on ne peut pas le réduire. Il est vrai qu'on a appris jeudi dernier qu'on allait rajouter 800 000 personnes en plus des 6,4 millions de personnes âgées de plus de 75 ans, alors qu'on n'a déjà pas assez de vaccins. C'est justifié, mais ça fait 800 000 de plus. On verra les recommandations qui seront faites avec le vaccin AstraZeneca, qui affiche une efficacité de 70% chez les personnes âgées, contre 90% avec le Pfizer et le Moderna. Est-ce qu'on ne réservera pas le vaccin Astra Zeneca aux moins de 65 ans ? Mais ça voudrait dire vacciner des moins de 65 ans alors qu'il y a des plus de 75 ans qui seront vaccinés que dans deux ou trois mois. Ce n'est pas simple.

Si l'on en croit le simulateur mis au point par des scientifiques, avec un algorithme basé sur le rythme de vaccination et les livraisons actuelles, certaines personnes âgées ne seront vaccinées qu'en mars ou avril… C'est évident ! Jean Castex et Olivier Véran annoncent un million de personnes vaccinées fin janvier, 2,5 millions fin février, soit 3,5 millions ; alors qu'on a 7,2 millions de personnes éligibles à ce jour sans parler des professionnels de santé de plus de 50 ans. Il n'y en aura pas la moitié de vaccinées au 1er mars ! Je tiens à rappeler que ces chiffres-là, on les avait début décembre. Ce qui est aberrant, c'est d'avoir ouvert les vannes pour tous les centres de vaccination. Il n'y avait même pas besoin d'être validé par l'ARS : il suffisait à un maire d'ouvrir un compte sur une plateforme pour proposer des rendez-vous. A quoi ça sert d'afficher le nombre de centres auprès de la population, alors que ce qui compte c'est le nombre de vaccins ? Les gens ne comprennent pas, d'ailleurs. En Mayenne, le conseil départemental a ouvert cette plateforme d'appels hébergée au sein d'une caserne des pompiers : 50 salariés mobilisés du lundi au samedi, 12 heures par jour, pour recevoir des milliers d'appels. Sur notre département, où la population est très âgée, 52% des rendez-vous ont été pris par téléphone, contre 10% au niveau national (et 90% par les plateformes de rendez-vous). Depuis lundi matin, 8h, les rendez-vous été bloqués pour. les quatre prochaines semaines. On ne sait pas quand on va rouvrir des plages de rendez-vous, on attend d'avoir une lisibilité sur les livraisons de vaccins. Cette situation n'est pas normale, même en dehors de la baisse de livraison de Pfizer sur une semaine. Quand vous avez une pénurie, vous ajustez les chiffres ! Plutôt que nous laisser ouvrir grand les vannes, avec la prise de rendez-vous de vaccins que l'on ne sera pas en mesure de réaliser ! Sur les huit centres de mon département, je demande aux responsables de regrouper des rendez-vous sur certaines vacations, ce qui impose de rappeler les gens.   Avez-vous dû annuler des rendez-vous qui avaient été pris? Ça a été l'un des sujets de la réunion de dimanche. Nous avons décidé de prioriser la non annulation de rendez-vous en ambulatoire. Ni le conseil départemental ni les responsables de centre ne voulaient rappeler les gens pour annuler, personne ne voulait assumer ça. Donc on a décidé, si besoin, de décaler des vaccinations dans les Ehpad du GHT, ça a été notre variable d'ajustement. On récupère tous les vaccins qui devaient être réalisés dans des Ehpad où sont apparus des clusters. C'est une grosse gymnastique.

La vaccination dans les Ehpad privés n'aurait véritablement commencé que lundi… Ce n'est pas vrai. Dans mon département, les trois premiers Ehpad n'appartenaient pas au GHT. D'ailleurs, moi je suis de vaccination avec une consœur le 26 janvier pour 70 résidents ou personnels dans un Ehpad qui recevra les vaccins le 25. Il reste à organiser la vaccination dans les MAS, les foyers-logements, les résidences seniors, et tous ces établissements qui n'ont pas de professionnels de santé. La problématique du vaccin Pfizer est qu'il est très fragile : on ne peut pas le transporter une fois que les doses ont été reconstituées. Donc c'est à préparer sur place.   Dans ces conditions, quand pourra-t-on envisager la vaccination au cabinet ? Tant qu'on n'a pas un vaccin en dose unique, pour moi ce serait une hérésie, en période de pénurie. Si on passe de 900 centres à 200 000 lieux de vaccination, entre les médecins, les infirmières et les pharmaciens, on risque de perdre des dizaines de milliers de doses tous les jours. Ce serait un gaspillage considérable. Sans parler des risques, étant donné les mesures de conservation de ces vaccins-là. Et étant donné toute l'organisation des centres de vaccination, les responsabilités que ça représente, si ce n'est plus que pour faire 30% des vaccins, on va les fermer. On ne mobilisera pas autant de professionnels de santé sachant qu'on aura un manque de visibilité avec des patients qui vont courir à droite et à gauche, prendre des rendez-vous au centre avant de trouver un professionnel qui les vaccinera plus rapidement, sans prendre la peine d'annuler. Il y a aussi un non respect des personnes éligibles comme nous l'avons connu pour la vaccination contre la grippe l'automne dernier. Le jour où on ne manquera plus de vaccins, même si ce ne sont pas des vaccins à dose unique, le Gouvernement pourra décider d'assumer de mettre à la poubelle des milliers de doses tous les soirs. Cela relèvera alors d'un choix politique. Aujourd'hui, je ne vois pas comment on peut assumer le risque -je dirais même la certitude- d'un tel gaspillage.

Limiter la durée de remplacement peut-il favoriser l'installation des médecins ?

François Pl

François Pl

Non

Toute "tracasserie administrative" ajoutée ne fera que dissuader de s'installer dans les zones peu desservies (et moins rentables)... Lire plus

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