"Paupières mollasses" et "picotements dans les mammelles" : la grossesse décrite par un médecin en 1777

04/04/2020 Par Pr Jean-Claude Nouët
Histoire
Si les traités de médecine et de chirurgie du XVIIIe siècle recèlent les racines de la « clinique française », il n’est pas toujours simple ou aisé de les consulter. Ensemble, remontons le temps, à l’aide de ces extraits d’ouvrages anciens, à la fois instructifs, révélateurs, et parfois distrayants. Une toute nouvelle rubrique à découvrir sur Egora tous les mois.

    Cet article est rédigé par le Pr Jean-Claude Nouët, ancien PU-PH et vice-doyen de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP).   

L'extrait : "Manuel des femmes enceintes"

Cette observation est faite par messire Guillaume-René Lefebure, médecin de Monsieur, frère du Roi*

"Le bandeau de la crédulité ne couvre plus nos yeux: les siècles d’ignorance sont passés ; on ne croiroit plus aujourd’hui que des démons incubes s’affublent d’une figure humaine pour faire concevoir & nos femmes et nos filles; on ne croiroit plus que le vent du couchant apporte des insectes humains qui fructifient & réalisent l’espèce hu­maine dans le sein d’une fille qui les reçoit ou les prend sous forme de médecine; on ne croiroit plus aux rêveries de Tite Live, & l’histoire qu’il rapporte d’une femme qui resta neuf années dans une isle déserte, sans communiquer avec aucun homme, & qui cependant conçut deux jumeaux, ne feroit plus fortune: Averroës enfin, Ama­tus Lusitanus & Delrio seroient mal reçus à venir nous conter qu’une fille a engendré pour s’être baignée dans de l’eau où des hommes s’étoient pollués; qu’une autre fille afait un enfant pour avoir souffert les caresses de son amie qui sortoit des bras de son mari; qu’une autre enfin est devenue mère pour avoir dormi dans un lit où son père avoir épandu du sperme. Il paroitroit cependant qu’en 1631, les Mé­decins de Montpellier, & les Jurisconsultes de Grenoble, étoient encore persuadés de la possibilité de fables pareilles, par un Arrët que ces derniers rendirent le 13 Février de la même année, en faveur de Dame Magdeleine d’Auvermont, épouse de Jérôme de Montléon, qui accoucha d’un fils quatre ans après l’absence de son mari, quoiqu’elle prétendit n’avoir point eu de communication avec aucun homme, & l’avoir fait par la seule force de son ima­gination qui lui représenta, en songe, que son mari l’embrassoit amoureusement.
Si la raison nous défend d’ajouter foi à la possibilité des faits que nous venons de rapporter; d’un autre côté l’expérience nous prouve qu’une fille ou une femme peuvent concevoir sans aucune intro­duction. Il suffit que les esprits animaux, qui abondent dans le sperme, répandus à l’entrée des parties naturelles, soient attirés par la matrice (qui est un corps fait à peu près comme une poire aplatie, dans lequel l’enfant se forme & se nourrit jusqu’au temps de l’accouchement). Les Accoucheurs les plus recommandables nous fournissent des exemples de ce phé­nomène."

*"Manuel des femmes enceintes, de celles qui sont en couches et des mères qui veulent nourrir", messire Guillaume-René Lefebure, baron de Saint-Ildefont, D.M. médecin de Monsieur, frère du Roi, chef et directeur de ses infirmeries, Paris, chez Jean-Francois Bastien, 1777, avec approbation & privilège du roi.

  Décryptage  Ce manuel n’a pas marqué une étape essentielle de l’obstétrique ou de la thérapeutique ; il s’adressait aux femmes, à qui il apportait des conseils, souvent de simple bon sens, pour les aider ou les rassurer. Lefebure voulait aussi les prévenir contre les pratiques abusives et dangereuses qu’il dénonce dans un avant-propos caustique, dans lequel il attaque ceux qui ont "problématisé les choses les plus claires"  en cherchant à corriger la nature et à "la soumettre à l’art", au prix d’une "foule de médicaments", et "de manoeuvres déplacées". Il n’avait pas tort...

car les gestes incertains et répétés semblaient être les seuls à mettre en cause lors d’accidents post-partum, puisque notamment l’existence des agents pathogènes était totalement ignorée. "Heureuses les femmes, écrit-il, dont les Accoucheurs ne sont qu’oisifs spectateurs", et "ne prennent d’autre soin que celui de recevoir l’enfant". Après cet avant-propos, Lefebure entame l’ouvrage avec cet article sur la conception, qui fait redécouvrir qu’à la fin du XVIIIe, il fallait encore dénoncer les croyances, totalement admises au siècle précédent, y compris dans les milieux instruits, tel celui du droit ! Mais il en reste aux explications du temps quant au développement in utero, qui est dû aux "esprits animaux" présents dans le sperme. La découverte des spermatozoïdes humains (1678) n’était pas encore connue de tous un siècle plus tard ! Quant aux signes de grossesse, Lefebure les énumère avec des exemples des plus surprenants, repris de la tradition même la plus antique, parmi lesquels on retrouve quelques mentions encore valables de nos jours (sensation de "gonflement" général, augmentation du volume mammaire, pollakiurie). Le plus surprenant est que Lefebure cite l’aménorrhée comme un signe non constant et non déterminant, au même titre que les "paupières mollasses", "les légers piccotements dans les mammelles", les "yeux battus et enfoncés", ou l’aspect variable des urines suivant le déroulement des mois… Nous aurons l’humilité de nous rappeler que la certitude et la précocité du diagnostic de grossesse ne viendront que longtemps après, avec l’identification de l’Human Chorionic Gonadotrophin (HCG) ! Citer ce manuel permet de faire connaître cet article sur la conception des enfants, lequel suggère néanmoins que l’ignorance crédule d’alors pouvait apporter des explications apaisantes à la société en général, et en particulier à Mme d’Auvermont et son époux, M. de Mautléon… Crédulité d’autant moins compréhensible que depuis des siècles, pour faire se multiplier les animaux domestiques, on savait accoupler mâles et femelles, aux moments choisis…

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Michel Rivoal

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